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destinées de la patrie commune, que, quelles que fussent à cet égard les suggestions intéressées, et d’ailleurs ignorantes, qui leur venaient d’outre-Rhin, et les inquiétudes que leur a si souvent inspirées l’instabilité de nos affaires intérieures, ils n’ont jamais cru à la « décadence française ; » et, la mort dans l’âme quelquefois, ils ont presque tous travaillé courageusement, patiemment, chacun à son poste et dans sa voie, à restaurer une partie de l’antique patrimoine. L’un d’eux au moins est mort à la peine. Noble exemple, et parfois méritoire, qu’ils nous ont donné là ; grande et fière leçon de foi robuste et de virile espérance. Nous, leurs cadets, nous serions ingrats, si, d’abord, sur ce point, nous ne leur rendions pas hautement témoignage.

Pour porter le poids si lourd des responsabilités qu’entraînait la défaite, quel appui spirituel ont-ils trouvé chez ceux qui les avaient précédés dans l’existence ? C’est ici qu’intervient l’autre influence décisive qu’a subie toute cette génération littéraire. Deux grands noms la symbolisent : ceux de Taine et de Renan. Ces deux maîtres avaient exprimé, entre 1860 et 1870, avec une telle autorité de style, une telle richesse de pensée, un tel éclat de talent, toutes les tendances intellectuelles et morales de leur époque, qu’il était alors, pour un jeune esprit, littéralement impossible d’échapper à leur action. Très dissemblables de tempérament, de culture et même de langage, ils se complétaient, en raison même de leurs dissemblances, admirablement l’un l’autre, et cela d’autant mieux que le fond de leurs enseignemens était rigoureusement identique. On ne saurait, je crois, mieux comparer l’ensemble de leur œuvre à tous deux qu’à cette Somme de saint Thomas où sont venues s’instruire tant de générations de théologiens successives. Les livres de Renan et de Taine ont été la « Somme » de leur temps, la source commune où, pendant au moins un quart de siècle, ont largement puisé toutes les jeunes pensées, et ceux-là mêmes qui, plus tard, devaient le plus vivement les contredire. Ces deux grands écrivains avaient, dans leurs écrits, résumé, totalisé, vulgarisé avec tant de maîtrise les résultats de la science et de la philosophie contemporaines que, pour connaître avec exactitude le dernier état des questions et les conclusions provisoires les plus assurées ou les plus probables, il n’y avait guère qu’à les lire. C’est ce qu’on fit avec une singulière ferveur. On peut dire que tous ceux qui, en 1870, avaient entre quinze et trente ans, ont été