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nourris de Renan et de Taine, ont été comme envoûtés par eux.

À les lire d’un peu près, on s’apercevait bien vite que, sous la diversité des langues et des styles, c’était bien la même doctrine qui circulait, ici plus âprement formulée, plus fortement déduite, là plus subtilement nuancée et comme diluée, plus ingénieusement parée, plus discrètement, plus onctueusement insinuée, plus doucereusement distillée. Rationalisme absolu, phénoménisme universel et universel déterminisme, croyance religieuse à la toute-puissance, à l’infaillibilité, à l’« omni-compétence » de la Science, que l’on confond, sans le dire, avec la philosophie, disons mieux avec une philosophie particulière : tels sont les articles essentiels de ce credo dont, à la suite de Taine et de Renan, pendant vingt-cinq ou trente ans, s’est enchantée, s’est enivrée la pensée française. On observera que, quelques contradictions de détail que leur œuvre puisse nous présenter, l’auteur de la Vie de Jésus et celui de Graindorge n’ont jamais varié sur ces divers points. « La science approche enfin, et approche de l’homme ; elle a dépassé le monde visible et palpable des astres, des pierres, des plantes, où, dédaigneusement, on la confinait ; c’est à l’âme qu’elle se prend, munie des instrumens exacts et perçans dont trois cents ans d’expérience ont prouvé la justesse et mesuré la portée… » On se rappelle cette belle page de l’Histoire de la littérature anglaise. La foi un peu candide dont elle témoigne, ni Renan, ni Taine ne l’ont jamais répudiée.

On n’en saurait dire autant de ceux qui les ont suivis. Ils n’ont pas garde intact ce credo que leur avaient transmis leurs maîtres, et qu’ils avaient commencé presque tous par adopter intégralement. Mais, d’abord, ils en ont conservé plus d’un article, ou, tout au moins, plus d’un commencement d’article., Et ensuite, chose bien curieuse et significative, même quand ils rejetaient ou rectifiaient telle idée essentielle de Taine ou de Renan, c’est d’eux, de leur esprit qu’ils s’inspiraient encore ; on pourrait presque dire que, s’ils les réfutaient, c’était pour leur rester au fond plus fidèles. Il en était des doctrines communes de Taine et de Renan, comme de celles qui avaient cours à l’époque de Zénon et d’Épicure : chacun pouvait les interpréter comme il l’entendait. La célèbre devise : Vivre conformément à la nature, ζῆν ὁμολογουμένως τῇ φύσει (zên homologoumenôs tê phusei), était susceptible d’un sens stoïcien comme d’un sens épicurien. Le stoïcisme et l’épicurisme