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nous, même de ceux qui n’en ont jamais parlé ! » Et assurément les hommes de cette génération n’ont pas résolu l’angoissante question d’Alsace-Lorraine, — hélas ! le pouvaient-ils ? — mais ils n’ont jamais oublié qu’elle existait, que, tant qu’elle ne serait pas résolue, la France ne recouvrerait pas son équilibre moral et national ; et ils ont eu cette attitude un peu paradoxale que M. Lanson a très justement définie dans une remarquable conférence sur la France d’aujourd’hui, et qui consiste à « ne pas se résigner à la paix, et à ne pas vouloir la guerre : » attitude où, — quoi qu’en pensent encore les Allemands, — il entrait plus de véritable humanité que de crainte d’une autre défaite, mais attitude qui suffit à empêcher la prescription du droit. La France et l’Allemagne n’ont aucun droit sur l’Alsace-Lorraine, — sauf ceux que leur confère l’Alsace-Lorraine elle-même : voilà un axiome de moralité internationale que nos aînés n’ont jamais laissé obscurcir.

Ils n’ont pas été aussi unanimes sur la question politique et sociale proprement dite. Le régime nouveau que les événemens et la volonté des hommes ont imposé au pays ne s’est pas fondé sans froisser bien des convictions respectables, sans violer bien des intérêts légitimes, sans commettre de bien lourdes maladresses, — dont beaucoup auraient pu être évitées, — et même de graves fautes, dont quelques-unes pourraient bien ressembler à des crimes de lèse-patrie. La France d’aujourd’hui est, je le crois, plus forte qu’elle ne l’était à la veille de la guerre : n’est-elle pas plus désunie encore ? Tous les écrivains que nous avons eu l’occasion d’étudier ont commencé par faire généreusement crédit aux hommes qui assumaient la lourde tâche d’assurer la vie politique de trente-six millions de Français vaincus. Les déceptions sont venues assez vite : on se rappelle encore la préface du Disciple, et, peut-être, tel article de M. Jules Lemaître, à trente-trois ans, que nous avons longuement cité. En dépit de ces désillusions, qu’ils partageaient, la plupart des hommes de lettres de cette époque, Brunetière, Vogué, M. France, ont pris très franchement leur parti du nouveau régime : ils n’ont eu aucune répugnance à se dire républicains et démocrates. Ils n’avaient aucune espèce de mysticisme politique. Positivistes d’éducation, formés à l’école de l’opposition libérale dans les dernières années du second Empire, où la République « était si belle, » — précisément