Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 19.djvu/222

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

À tous les traits qu’on nous avait déjà narrés du caractère d’Henri Poincaré, de ses distractions singulières, de sa vie harmonieuse, M. Darboux en a ajouté d’autres, qui ont le rare mérite d’être authentiques. Car on a bien exagéré naguère les distractions de Poincaré, et on lui en a même prêté, — on ne prête qu’aux riches, — que l’on retrouverait aisément, si on avait encore le temps de lire, dans les biographies d’Ampère, de Newton et de quelques autres.

Sur l’enfance et les débuts scientifiques de Poincaré, M. Darboux nous apprend des choses savoureuses et bien suggestives : celui qui devait être le plus grand mathématicien du monde manqua être refusé au baccalauréat pour sa composition de mathématiques. « Tout autre élève que lui, dit, en proclamant les résultats, le président du jury, qui heureusement le connaissait, eût été refusé pour cette composition. » À l’examen de Polytechnique, les examinateurs durent délibérer pour savoir si Poincaré serait reçu premier ou refusé : car il n’y avait pas d’autre alternative, Poincaré ayant eu un zéro en dessin. Le zéro étant éliminatoire, on daigna pourtant faire fléchir pour une fois la rigueur des règlemens. L’inaptitude de Poincaré pour le dessin comme pour tous les exercices physiques ou manuels était, si j’ose dire, prodigieuse, et cet exemple seul devrait suffire à faire réfléchir un peu ceux qui, passant d’une exagération à l’autre, n’attendent le relèvement de la France que de la « culture physique. » Il est vrai que « réfléchir » ne fait pas partie de cette culture. Quoi qu’il en soit, ces deux anecdotes que rapporte M. Darboux sont de nature à troubler les gens pour qui les examens en général et le baccalauréat en particulier ont encore tant de prestige.

Il nous faut malheureusement passer rapidement, à cause de leur caractère un peu ésotérique, sur les pages magistrales que M. Darboux, consacre aux travaux purement mathématiques de Poincaré. Pourtant dans cet hommage du plus grand géomètre vivant à une œuvre transcendante, les esprits les plus réfractaires aux somptueuses beautés de l’abstraction déductive glaneront mille remarques fines et délicates ; ils comprendront, en les lisant, que pour être géomètre, on n’en est pas moins parfois homme d’esprit. Ils y goûteront l’art raffiné et difficile de décrire, dans le langage de tout le monde, la quintessence de ces vérités ‘subtiles que le vulgaire croit à tort exclusivement réservées à la langue algébrique. Quant aux mathématiciens, ils auront ce régal de voir M. Darboux semer son discours, comme en se jouant, de quelque théorème nouveau et profond.

Parmi les faits trop peu connus que signale en passant M. Darboux,