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Bourgeois ou paysan, gâté ou non gâté, le fils unique est d’une moindre éducabilité morale. Quelque chose lui manque. Une tendresse lui fait défaut par où l’éducateur a une grande prise sur son disciple. Il n’aime pas ses parens. J’entends les protestations indignées. « Quoi, docteur, vous osez soutenir que ce cher enfant, qui nous comble de caresses, ne nous aime pas ! Mais j’ai été fille unique et je sais de quelle tendresse j’ai entouré mon père et ma mère ! » — « Tous mes regrets, madame, mais vous les auriez aimés autrement, mieux, davantage, si vous aviez eu des frères et des sœurs. De même, si vous en aviez donné à votre fils, vous trouveriez en lui plus de véritable affection. »

L’amour maternel est un trésor merveilleux qui s’enrichit à mesure qu’il se dépense, une adorable radio-activité qui se répand en rayons dont chacun porte en lui toute la chaleur bienfaisante des autres, un pain mystérieux et divin.


Chacun en a sa part et tous l’ont tout entier.


Et, par un juste et touchant retour, plus il y a d’enfans pour participer à sa distribution, plus chacun d’eux aime sa mère. La tendresse individuelle s’avive et s’accroît d’une tendresse collective qui plane sur le foyer. Il est une remarque que nous avons faite depuis longtemps : quand une mère paysanne déchoit par l’inconduite ou le crime, le fils unique, — les questions d’intérêt et d’amour-propre mises de côté, — est moins meurtri dans sa piété filiale que ne le sont les frères nombreux dans la leur. M. Faguet[1], qui est d’avis lui aussi que les fils uniques aiment moins que les autres, pense que chez ceux-ci l’amour naît de la jalousie. Il est vrai, mais il y a autre chose. Le fils unique est l’objet d’un tel amour que le soin d’en recueillir les effets ne lui laisser aucun répit. Entre sa mère et lui une partie se joue continuellement, où il est tout entier a son jeu qui est d’être aimé. Il ne lève pas les yeux. Il ne sort pas de lui-même. Rien ne l’en fait sortir. Il en sort forcément, s’il devient spectateur de la même partie, où un autre a pris sa place. Qu’un de ses frères soit gravement atteint et que la coxalgie par exemple le couche pour de longs mois dans

  1. M. Emile Faguet,… Et l’horreur des responsabilités, p. 141.