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une gouttière, il voit les larmes de ses parens, leurs angoisses, leurs fatigues, leurs privations, leurs sacrifices. Dans la chambre pauvre et mal close, le malade se plaint du froid et, d’un geste aussi discret que rapide, la mère a détaché sous sa robe un jupon pour envelopper de sa chaleur le petit corps frissonnant. Le fils unique profite du geste, mais il ne le voit pas ; il ne l’a jamais vu, il ne le verra jamais. Il ne sait pas, il ne peut pas savoir l’héroïsme, la sainteté du dévouement maternel. C’est son irrémédiable infériorité pour la culture morale.


III

L’indifférence des parens pour cette culture est une plus grave difficulté. Sans doute c’est une forme de leur faiblesse envers les enfans, un symptôme précis d’asthénie et de lâcheté morales. Mais cette disposition de l’âme est soutenue par des circonstances particulières.

Il faut premièrement compter avec cette idée que le savoir suffit et qu’on peut avec lui se passer de tout le reste. On ne s’attendait pas à la trouver dans les humbles milieux que nous observons, et certes personne ne l’y formule, mais elle y est et opère avec la force redoutable des idées subconscientes. C’est d’en haut qu’elle vient où, sous une forme plus doctrinale, sa fortune a été brillante. Depuis longtemps, l’idée de science a débordé son sens clair, pour en prendre un autre aussi vaste qu’imprécis et enflammer noire foi en lui donnant comme aliment des espérances infinies. Elle est devenue mythique. Désormais le respect de la science aura un caractère religieux. Ici le mythe n’est pas sorti de l’âme des foules, comme il arrive souvent, mais des miracles dont les savans nous éblouissent et du rêve de certains philosophes. : En s’éloignant d’eux, pour traverser des couches inférieures, l’idée de science s’altère et se dégrade et, arrivée chez les paysans, elle est à peu près ceci que, pourvu qu’on apprenne bien ce que l’école enseigne, on est sûrement armé pour la vie. Le paysan s’intéresse à l’instruction de son enfant, il en suit le progrès, il est fier du succès ; il ne s’inquiète jamais de sa culture morale, parce qu’au fond, il croit, et de très bonne foi, que la première comprend et implique la seconde. Il n’est pas sûr d’ailleurs qu’on ne le lui ait jamais