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contraste trop complet pour n’avoir pas été voulu. Mais c’était la coutume des tragiques anciens de rapprocher deux figures de jeunes filles qui se faisaient opposition. Ils mettaient Ismène à côté d’Antigone, la douce, la tendre, la craintive, à côté de l’impétueuse, de l’audacieuse, de l’indomptable. Il en était ainsi des tragiques grecs, chers à M. Patin, et probablement aussi des tragiques latins, dont M. Boissier aimait à nous répéter qu’ils avaient eu un succès énorme auprès du public romain, un succès bien plus grand que celui des comiques, d’un Plaute même et d’un Térence. S’il n’est rien resté d’Attius et de Pacuvius, qui furent le Corneille et le Racine de la vieille Rome, cela prouve seulement que le temps ne met aucun scrupule dans ses destructions et qu’il ne choisit pas ceux qu’il épargne : habent sua fata libelli. Or M. d’Annunzio a pris soin de nous avertir qu’il avait voulu faire une tragédie moderne, ce qui signifie, sans doute, une tragédie antique avec des personnages modernes.

Des deux jeunes filles, l’une, qui s’appelle Clariel, a été surnommée l’Hirondelle. Gaie, vive, rieuse, elle a, de l’hirondelle dont elle porte le nom, la légèreté aérienne. Elle est jolie, elle le sait, et cela lui fait un plaisir chaque jour renouvelé. Elle aime, elle est aimée, elle va faire un mariage d’amour : elle est heureuse ; elle remercie l’air d’être si pur, le jour d’être si lumineux, les fleurs d’être si parfumées, la nature entière d’être si bonne : elle représente la joie de vivre. Dirai-je qu’elle la représente avec excès, avec affectation, trop continûment et avec trop de, mots ? Ce verbiage nous fatigue à la longue. Ce caquetage d’oiseau nous cause un léger agacement. Ce sautillement de branche en branche nous porte un peu sur les nerfs. C’est le personnage de la petite folle : il ne se supporte qu’à faible dose, et M. d’Annunzio nous a donné la bonne mesure. Il y a un endroit où l’Hirondelle parle d’une tortue qui a pris le bas de sa robe pour une laitue, et trouve cela très drôle. Nous aussi cette puérilité nous fait sourire. Et c’est un des traits où on reconnaît un goût qui n’est pas de chez nous.

L’autre jeune fille est Aude de la Coldre, la sœur d’Ivain, celle dont le père est mort et dont la mère s’est remariée. Ce sont, de toute évidence, ces événemens qui ont influé sur elle, et l’ont faite si sombre, si concentrée, si secrète, si mystérieuse, je ne dis pas si muette, car au contraire elle parle beaucoup, longuement, passionnément. Elle est, celle-ci, douloureuse, et non pas plaintive, mais farouche. Elle est de celles qui portent au fond du cœur une plaie toujours saignante et sur qui tout fait blessure ; une brusque déchirure