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ni pour le roi de France. » La bataille de Friedland est une nouvelle victoire incontestable pour Napoléon. « La perte des hommes, remarque Joseph de Maistre, le 10 juillet 1807, n’est rien… Vaincre, c’est avancer. Les Français ont vaincu, c’est-à-dire, ils ont passé. Mais Bonaparte, qui sait très bien ce qu’il lui en a coûté pour vaincre les Russes, s’est hâté de provoquer un armistice qui a été refusé par le général et accordé par l’Empereur. Dès ce moment, Bonaparte s’est jeté dans les bras d’Alexandre. Je ne me fie pas trop à cette belle tendresse. » Quelques jours après, le comte de Maistre mandait au comte d’Avaray ce dont était capable Napoléon et rappelait ainsi le meurtre du duc d’Enghien : « Reculez de trois ans dans le passé. Écoutez le Corse qui se dit à lui-même après avoir jeté ses regards terribles sur toute l’Europe : Les branches étrangères ne sont rien pour moi. Les Français n’en voudront point. Il y a telle et telle raison contre elles. D’ailleurs, elles sont sous ma main. Parmi ceux à qui la France pouvait songer, les uns ne promettent plus rien à la perpétuité de la famille ; d’autres portent un nom funeste ; d’autres enfin debout, au bord du fleuve, y vieilliront comme le voyageur de la fable, attendant que toute l’eau soit passée. Mais je vois là-bas sur les bords du Rhin un soldat résolu, plus près du but, parce qu’il en est plus loin et qui pourrait me faire des Bourbons avec une demoiselle. Il faut le tuer !… Et il le fit… Dans vingt brochures, j’ai lu : C’est un crime inutile. » Et Joseph de Maistre hausse les épaules et s’écrie : « Badauds ! » Il pensait sans doute au silence des royalistes qui suivit l’attentat de Vincennes, à la stupeur et à la connivence de l’Europe, et même à la Russie qui, après avoir jeté feu et flammes, accueillit Savary comme ambassadeur, puis Caulaincourt, lequel occupait partout la première place et dansait avec les Impératrices.

N’y avait-il donc plus d’espoir pour le retour de la légitimité ? Que faisait Alexandre ? Ce n’était pas lui qui avait manqué à l’Europe ; c’était l’Europe qui lui avait manqué. « Il y a dans cet aveuglement, disait de Maistre, quelque chose de divin qui ne peut échapper à aucun œil de la terre. » Il rappelle ses propres épreuves, son exil, sa proscription, la confiscation de ses biens. « Ma situation, dit-il, ne fait qu’empirer. Je me suis vu successivement frapper en Suisse, en Piémont, à Venise et aussi en Russie. La journée de Friedland ne m’a rien laissé. Patrie,