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Il y a là un peu trop de scepticisme. La force de Napoléon n’était pas purement matérielle. Si l’on veut s’en rendre compte, il suffit de noter les adulations dont il était l’objet et quels étaient les adulateurs : Rois, princes, cardinaux, évêques, conseillers, savans, artistes, penseurs, écrivains de tous les pays, et tutti quanti. Il faut relire leurs complimens, leurs vœux, leurs discours, leurs adresses. Jamais Alexandre, jamais César n’ont été loués et exaltés de la sorte. Et lui-même Joseph de Maistre écrit en 1811 à Blacas qui n’en peut croire ses yeux : « Si j’étais Français, je vous donne ma parole d’honneur que je me bâtirais de toutes mes forces pour l’usurpateur ! » C’est le dépit, c’est la rage de voir l’Europe impuissante qui le fait parler ainsi.


Enfin, après tant de prophéties déjouées par les événemens, le dénouement tant désiré semble approcher ; c’est la campagne de Russie. Ici nous nous servirons d’une grande lettre inédite de Joseph de Maistre découverte dans les Archives royales de Turin par le colonel Joseph Ferrari, chef de la section historique de l’état-major italien. Cette relation inédite datée du 2-14 juin 1813, adressée au roi de Sardaigne, est d’un réel intérêt, parce qu’elle juge avec la même impartialité les opérations des généraux russes comme celles de Napoléon. Le colonel Ferrari, en l’accompagnant de notes nombreuses, fait remarquer que Joseph de Maistre, en dehors des rapports envoyés à son souverain et au ministre des Affaires étrangères de Sardaigne, a écrit cette relation fort étendue de la campagne de 1812 après les batailles de Lutzen, de Bautzen et de Wurschen. Il constate, lui aussi, que la Maison de Savoie ne pouvait avoir un meilleur interprète de sa politique ni un plus zélé défenseur. L’année 1812 appelée, par le comte de Maistre, Annus mirabilis, allait diminuer l’éclat de l’étoile napoléonienne. Si les débuts de la campagne avaient semblé redoutables pour Alexandre et son empire, la suite avait inspiré plus de courage et de confiance. Ce ne fut que lorsque la campagne aboutit à la ruine de la Grande Armée que le comte de Maistre rédigea sa relation.

Après avoir dit qu’Alexandre était incapable de lutter contre son rival : « Jamais un roi-soldat ne combattra avec avantage un soldat-roi… L’or ne peut pas couper le fer, » il constate