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avec joie les fautes commises par Napoléon, l’incendie de Moscou, la retraite de la Grande Armée, les revers terribles des soldats réputés invincibles, et il s’écrie : « Dieu s’en est mêlé et rien ne nous empêche de dire avec Bossuet : « Gloire du Seigneur, quel coup tu viens de frapper ! Je ne vois rien d’égal dans l’histoire ! »

Amené à juger la conduite de l’empereur des Français, qui a échoué dans cette prodigieuse aventure, il dit nettement : « Celui qui a perdu Bonaparte, c’est Bonaparte ! » Et il en donne ainsi la raison : « Tous les hommes extraordinaires, distingués par la force de la volonté (s’ils possèdent surtout l’autorité suprême), finissent par être gâtés par le succès au point de ne pouvoir plus supporter aucune espèce de contradiction. Accoutumés à voir plier les hommes devant eux, ils en viennent à ne plus reconnaître aucune supériorité même dans les choses dont ils n’ont aucune connaissance. » Comparant alors Napoléon Ier et Frédéric II, il leur trouve beaucoup de ressemblance, et il cite un incident où le roi de Prusse voulut imposer silence à des ingénieurs qui en savaient plus que lui sur la géométrie. « C’est de part et d’autre, dit-il, la même iniquité, la même dureté, la même immoralité, le même mépris des homme avec des talens très semblables. Ces sortes de caractères font des merveilles tant qu’ils ont le vent en poupe, mais ils sont aussi prêts à faire des fautes énormes et irréparables. »

Le comte de Maistre ne sait pas ou ne dit pas qu’au soir de Borodino, Napoléon eût pu jeter la Garde sur les troupes de Kutusov et les écraser avec cette précieuse réserve. Mais le général l’emporta chez lui sur l’Empereur. Il craignit de risquer ce qu’il considérait comme le dernier trésor de l’armée et de demeurer inopérant dans un pays ingrat, à huit cents lieues de la France. L’écrivain ne s’arrête pas à cette considération pourtant si importante. Il sait que Kutusov a dit : « Mon armée me donne plus de souci que l’ennemi. » Il la croit dans un désordre tel que sa ruine entière est probable. Il ne voit que le fait présent. « Quand je songe, dit-il, au procès que ce moment a décidé, il me semble que j’entre dans l’eau glacée ; ma respiration en est suspendue. » Il se décide enfin à louer Kutusov. « Ici, par exemple, les qualités morales de Maréchal furent très utiles à sa patrie. Comme il était le plus rusé des hommes, il est très certain qu’il trompa Napoléon ; il sut si bien lui donner le