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humeur et de courageuse résignation, lui était restée fidèle. Le comte de Maistre avait mis en pratique cette admirable considération échappée un jour de sa plume : « Un des plus grands avantages de la noblesse, c’est qu’il y ait dans l’État quelque chose de plus précieux que l’or ! » Ce fier vieillard à la chevelure blanche et aux yeux étincelans avait été comparé par un poète sicilien à l’Etna : « la neige sur la tête et le feu dans le cœur ! » Inflexible, invariable, opiniâtre dans ses idées, représentant fidèle d’une race antique, homme intègre et droit, imbu d’une intransigeance de principes qui allait jusqu’à la rudesse, profondément religieux, il avait jugé la Révolution et Bonaparte qui l’incarnait, avec une liberté d’esprit absolue, et quelques-uns de ses jugemens restent impressionnans. Peu de temps avant de mourir, il écrivait ces lignes mélancoliques : « Combien l’homme est malheureux ! Depuis l’âge de la maturité, il n’y a plus de véritable joie pour lui. Dans l’enfance, dans l’adolescence, on a devant soi l’avenir et les illusions ; mais, à mon âge, que reste-t-il ? On se demande : Qu’ai-je vu ? Des folies ou des crimes. On se demande encore : Et que verrai-je ?… Et la même réponse vient encore plus douloureuse. »

Il s’en allait mécontent, parce que ces vérités qu’il avait jetées sans ménagement à la face de Napoléon et de ses partisans, il ne pouvait pas les faire connaitre de même à des monarques de son choix qui se trompaient sans aucun doute, mais qui étaient « de trop bonne maison » pour qu’on se permit de les blâmer avec fracas. Il trouvait cependant que la Révolution était plus terrible que du temps des Jacobins, parce que, s’étant élevée, elle s’était raffinée. Mais si, au fond de son cœur, il ressentait une réelle amertume pour certains actes de souverains légitimes, il y avait au monde un pays dont il persistait à dire du bien ; c’était la France.

Dans une lettre de lui au prince Koslowski, datée du 24 octobre 1815, je lis ce jugement, par lequel il me plaît de terminer cette étude : « Il est impossible que vous n’ayez pas ouï nommer un livre ancien, intitulé : Gesta Dei per Francos. C’est une histoire des Croisades. Ce livre peut être augmenté de siècle en siècle, toujours sous le même titre. Rien de grand ne se fait dans notre Europe sans les Français. »


HENRI WELSCHINGER.