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Mais l’objet à atteindre, faire arriver une partie de la population à la civilisation sans qu’elle la prenne sous une forme arabe, la laisser par conséquent plus apte à entrer plus tard dans la cité française, vaut cet effort. C’est une intéressante épreuve de notre capacité de plier notre tempérament administratif jacobin et niveleur à ces nuances et à ces variétés dont le respect est la base de toute bonne politique coloniale.

Mais on peut être assuré que, même si l’action du protectorat ne s’applique pas assez à éviter d’arabiser les Berbères, ce ne sera pas pour le plaisir singulièrement vain et gratuit de leur appliquer une politique makhzen. L’inexistence du gouvernement chérifien dans les pays que nos officiers ont encore à soumettre est trop évidente pour qu’ils s’embarrassent de ce fantôme, quelle que soit la formule du régime français au Maroc. La possibilité d’une politique trop scrupuleusement makhzen existe au contraire d’une manière très réelle dans les pays anciennement soumis au gouvernement du chérif. On cite des faits qui le prouvent. Ils posent une question d’autant plus sérieuse que l’on peut dire, malgré la place presque exclusive donnée par les journaux aux nouvelles de la progression militaire, que ce qui se passe devant nos soldats est moins intéressant aujourd’hui que ce qui s’organise derrière eux. Personne ne peut douter qu’ils triompheront, quand on en trouvera l’heure opportune, des dernières résistances du Siba ; mais même alors, l’organisation à laquelle leurs victoires ouvrent le terrain sera encore à peine commencée. Et les premières régions pacifiées sont comme la matrice où va s’élaborer et s’éprouver l’organisation qui sera peu à peu étendue à tout le Maroc. C’est là que va se former l’opinion indigène sur notre œuvre.

Déjà elle nous guette, parce qu’elle attend beaucoup de nous. Les croyans du Maroc nous ont assurément accueillis sans joie, comme il sied à des musulmans imbus de l’idée que la paix avec l’Infidèle ne doit jamais être qu’une trêve. Mais un espoir manifeste leur facilitait la résignation, celui de voir les Roumis réformer les abus qui les accablent. Le voyageur qui, il y a quelques mois, campait chaque soir près d’un douar à la fin de l’étape, entendait souvent des plaintes et les prières qu’elles inspiraient : « Jamais les caïds ne nous ont tant volés ; si une veuve n’a plus qu’une poule ils la lui prennent, quand viendrez-vous réprimer leurs pilleries ? » Et un peu plus tard,