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tandis que le Makhzen était appauvri, privé de ses plus riches contribuables, les charges se concentraient sur les maigres épaules des pauvres hères, clientèle trop peu lucrative pour trouver un patron étranger. Mais, de plus, les protégés pouvaient prendre des libertés avec le bien d’autrui, d’autant qu’ils en faisaient profiter le protecteur. Et les consuls, stimulés par la rivalité des petites « nations » des ports, appliqués à ne pas prendre moins d’autorité que le plus envahissant de leurs collègues, parfois même défendant leurs intérêts personnels, tendaient à soutenir, dans les cas les plus et même les moins douteux, les protégés de leurs ressortissans. Les tribunaux consulaires étaient devenus une justice de clan.

De la moralité de la protection, les voyageurs entendaient raconter à chaque étape des histoires caractéristiques. Ici un agent consulaire soutenait avec d’autant plus de zèle les rapines de ses propres protégés qu’il s’arrangeait à leur mort pour s’approprier une partie de leur héritage. Là un Européen vendait aux exactions du caïd son client devenu gras à souhait à l’abri de la justice consulaire. La protection était un des ornemens de ce régime sous lequel les Marocains se sont fermement convaincus que la destinée de l’homme est d’être toujours voleur ou volé, que tout l’art de la vie consiste à passer du second état au premier, parce qu’il n’y a aucune équité à attendre. Cette mentalité s’exprime avec candeur ; un Français qui annonce à un pauvre hère l’avènement prochain de la justice égale du protectorat ne lui inspire que cette réflexion : « Alors ce ne sera jamais mon tour ! » L’existence de 6 à 8 000 protégés aidant les Européens à faire leurs affaires sur la base malsaine de l’intimidation et de la force, moyens habituels à trop d’étrangers en contact avec le désordre marocain, était aussi incompatible avec l’œuvre du protectorat que les libres pilleries des caïds.

Tout effort de réforme devait se heurter à cet obstacle, rencontrer des exceptions infirmant les nouvelles règles édictées pour introduire un peu d’ordre et d’équité au Moghreb. Aussi un des premiers soins du protectorat a-t-il été de doter le pays d’une justice pour retirer toute raison d’être à l’exterritorialité des étrangers et de leur clientèle indigène. Des codes, s’inspirant des derniers modèles, les dépassant même, ont été rapidement rédigés et promulgués. Nulle part ne s’est mieux affirmée la supériorité des textes élaborés pour servir de base