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pas empêchés dans leurs fonctions et seraient libres de toute imposition et charge personnelle. »

Ce texte ne faisait certes pas prévoir la protection telle que nous la connaissons, régime qui soustrait complètement à la juridiction du Sultan tous les indigènes associés à un titre quelconque aux affaires des étrangers. Il n’admettait pas qu’aucun musulman fût enlevé à l’autorité du Commandeur des Croyans. Aucun acte diplomatique n’a institué rien de pareil : c’est par l’usage, ou plutôt par l’abus, que la protection s’est peu à peu développée, hypertrophiée pourrait-on dire. Les seuls textes qui l’aient sanctionnée, les règlemens de 1863 et la Convention de Madrid de 1880, sont ceux qui ont été négociés par le gouvernement chérifien pour la ramener dans des limites raisonnables. Si bien que les traités ne reconnaissent la protection que d’une manière négative : elle n’est qu’un fait de droit coutumier.

Mais au contact de puissances toujours plus fortes par rapport à un Makhzen qui restait toujours aussi désordonné, il était naturel que les immunités très limitées, d’abord prévues, grandissent et se transformassent. Les consuls, poussés par leurs nationaux qui craignaient de perdre les avances ou les marchandises confiées à des gens soumis aux exactions des caïds et à la justice boiteuse des cadis, devaient tendre irrésistiblement à soustraire tous ces indigènes à la juridiction territoriale. C’est ainsi que la protection naquit de la force des choses : domestiques, courtiers de négocians, simples associés agricoles d’Européens, toutes ces catégories, soigneusement distinguées dans les traités qui leur accordaient des immunités inégales, se confondirent dans la classe des protégés mis au-dessus des lois qui pouvaient narguer toute autorité, sauf celle du consul de leur patron.

Légitime pour garantir les intérêts des marchands qui faisaient vraiment des affaires, la protection devint bientôt l’industrie des étrangers qui n’avaient pas d’autre capital à exploiter. Ainsi il se constitua au Maroc une variété nouvelle de féodaux : les étrangers vivant sur une clientèle qui leur payait le droit de se réclamer de leur consul. Comme bien on pense, les protégés se remboursaient de ces exigences avec usure sur le reste de la population. Ils constituèrent une classe de privilégiés se refusant à toutes obligations envers le Makhzen. Ils échappèrent à l’impôt, en violation formelle de la Convention de Madrid. Aussi,