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Le suffrage universel allait donc, dans la pensée de Karl Marx et de ceux dont il se faisait l’interprète, au lieu de réaliser pratiquement la souveraineté de la nation en son unité, donner à la lutte des classes son expression politique et lui fournir un moyen, pour un temps le principal de ses moyens en dehors de la violence, qui ne tentait plus que quelques fossiles jacobins. Malgré les avances, du reste timides et vite arrêtées, du gouvernement impérial, on vit, dès les élections de 1857, se rejeter dans l’opposition ou se retrancher dans l’abstention une partie des voix ouvrières qui, en 1851, avaient par lassitude, par illusion, par insouciance, fait crédit au nouveau régime. L’abstention, — et tout justement dans le même dessein, pour constituer les ouvriers à l’état de classe, mais loin du jeu parlementaire, et à l’écart des combinaisons des partis, — une sorte de retraite sur le mont Aventin, c’était encore ce que conseillait Proudhon en 1863. Seulement, quinze ans après que la révolution de 1848 leur avait mis en main cette arme, les ouvriers ne pouvaient que difficilement n’être pas tentés de s’en servir ou de s’en amuser. Aussi certains « militans du prolétariat, » favorables en principe aux vues de Proudhon quant à l’autonomie de la classe ouvrière, mais sachant quelle peine on aurait à écarter des urnes leurs camarades, songèrent-ils, pour concilier la tactique avec la doctrine, et faire concourir à l’accomplissement de leur objet particulier, la constitution de la classe ouvrière, l’exercice du droit commun, le suffrage universel, à présenter des candidatures ouvrières, de vraies candidatures de classe, posées indépendamment de tous les partis politiques. L’idée n’eut qu’un accueil médiocre, même parmi les ouvriers. On essaya pourtant ; Tolain se dévoua, son échec fut dérisoire. La masse ne suivit ni Proudhon vers l’abstention (qu’il dirigeait autant contre les Cinq que contre la bourgeoisie et, en général, les classes possédantes), ni vers le vote de classe ; de toute la classe ouvrière pour son homme, le seul candidat qui fût à elle seule, l’ouvrier. Elle vota, au contraire, en bloc, pour les candidats de l’opposition, si bourgeois qu’ils fussent, et tout bourgeois qu’elle les savait. Néanmoins, la divergence, l’antagonisme des intérêts apparaissaient avec un tel éclat, que, n’ayant pu se donner un député tout à eux, sorti de leurs rangs, nommé par eux et fait pour eux, les mêmes ouvriers voulurent du moins que fût instituée une « Commission ouvrière » qui renseignerait