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en 1858, du Panthéon des ouvriers, création de bibliothèques municipales (Paris, IIP arrondissement). Ce n’était plus seulement « l’élite, » non plus seulement « les prolétaires à l’esprit élevé » qui « souffraient de leur misère intellectuelle. » Il se formait vraiment un esprit moyen, une conscience commune de la classe ouvrière. En politique, la grande majorité des ouvriers des villes, la grande masse des ouvriers de Paris était, d’instinct, démocrate, républicaine, anticléricale. « Sous l’Empire, déclare un ouvrier cordonnier, le mot de République exerçait sur la classe ouvrière un prodigieux prestige ; elle attendait tout du changement du gouvernement ; en même temps, elle était profondément hostile à l’Eglise, faisant profession ouverte d’impiété et d’athéisme. » Avec la passion de la lecture, elle avait la passion de la parole. Elle voulait entendre des discours, et en faire. C’est en partie pourquoi elle revendiquait le droit de réunion. Mais en même temps elle le revendiquait pour une fin plus haute. Elle y voyait la première forme, et comme la première condition de la liberté d’association, par laquelle elle pourrait enfin réaliser son « union, » affirmer sa « solidarité. » Et ce sentiment, ainsi que celui de sa force (les deux, d’ailleurs, se rejoignaient, s’appuyant l’un sur l’autre), lui venait de 1848. Depuis 1848, et bien avant que la loi le leur eût permis, les ouvriers avaient essayé de se grouper, d’abord en « sociétés d’atelier, » puisque les circonstances mêmes du travail dans l’usine leur en fournissaient le cadre. Là, dans l’atelier, on se retrouvait chaque jour, la police était impuissante à empêcher de se concerter. Ces petites sociétés, plus ou moins imitées des Familles ou des Saisons (quelques-unes s’appelaient les « Dizaines » parce que le groupement s’y faisait dix par dix), devenaient facilement assez tyranniques, s’il faut en croire M. Denis Poulot : « Ils étaient dix par atelier, et il fallait que le travailleur voué à leur haine disparût. Si celui-ci quittait un atelier, qu’un des membres sût qu’il était entré dans une autre maison, vite le mot d’ordre aux amis ; s’il n’y en avait pas, ils allaient jusqu’au patron le dénoncer comme mouchard, incapable et même canaille. Et c’est au nom de la fraternité qu’ils pratiquaient cette démocratie pacifique à coups de tampon et à la délation. » Mais la rigueur même de cette espèce de règlement, la violence même de ces mœurs est pour nous une preuve de plus : des ouvriers récalcitrans, les plus sages peut-être, les