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l’institution du suffrage universel, depuis la révolution économique, depuis la révolution politique, depuis la révolution psychologique d’où cet homme est issu. Ce qui le caractérise, ce qui le définit, ce n’est pas tant un changement dans sa mentalité, dans sa moralité « privée ; » sous ce rapport, il est resté à peu près semblable à lui-même, beaucoup plus, en tout cas, qu’on ne serait porté à le croire, par ses qualités et par ses défauts, dans ses vertus et dans ses vices, ainsi, du reste, que les hommes des autres classes :

« Outre que la consommation a sextuplé partout, la partie du peuple destinée au travail dépense tout son gain en parties, courses et guinguettes. Chaque bourgeois commerçant, artisan même un peu aisé, a sa maison de campagne où tout va par écuelles, comme l’on dit. Les ouvriers du premier ordre, comme jouailliers, orfèvres, etc., font les dimanches et fêtes des dépenses en goûters où les vins muscats, étrangers, etc., ne sont pas épargnés. Les femmes et filles de ce genre de société y assistent et donnent le ton, tout s’y consomme, et si quelque jeune ouvrier plus sensé veut éviter ces sortes de dépenses, la coutume contraire a tellement prévalu qu’il se verrait isolé et frappé d’une sorte d’excommunication parmi les gens de sa profession. Le bas artisan court à la guinguette, sorte de débauche protégée, dit-on, en faveur des aides. Tout cela revient yvre et incapable de servir le lendemain. Les maitres-artisans sçavent bien ce que c’est pour leurs garçons que le samedy court jour, et le lundi lendemain de débauche ; le mardi ne vaut pas encore grand’chose, et s’il se trouve quelque fête dans la huitaine, ils ne voient pas leurs garçons de toute la semaine. »

Qui dit cela ? Le marquis de Mirabeau, — l’Ami des hommes, et il le dit en 1756. Mais ce qui change après 1848, c’est la mentalité « publique » de l’ouvrier : Auguste Bebel en a fait l’observation pour l’Allemagne, comme on l’a faite pour la France, car « la crise de l’Etat moderne » va bien au delà d’une crise de l’Etat français : elle est européenne, peut-être universelle, et les mêmes causes ont, dans tous les pays, produit, vers les mêmes dates, les mêmes effets. Même marche, à la même vitesse. Avant la secousse de 1848, et jusqu’à ce qu’elle ait été assez profondément ressentie, « les ouvriers allemands, avoue Bebel, ne savaient rien de la politique... Il y avait quelques clubs ouvriers, mais ils ne se mêlaient pas de politique. Dans