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Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 20.djvu/122

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L’opinion cultivée se trouvait soudain mise en présence de la seule femme qui eût exercé, de toute évidence, une action durable et en quelque façon méthodique, sur l’esprit comme sur la volonté du poète. Et quelle influence que celle-là ! Despotique, indiscutée, acceptée à genoux par lui le plus souvent. Il sembla que jamais mortelle n’eût été adorée d’un grand homme avec cette humilité dévote, avec cette soumission passionnée de tous les instans.

Toutefois, depuis les dernières années du XVIIIe siècle, et, plus encore, depuis sa fin si paisiblement glorieuse, Gœthe avait été placé par l’admiration de l’Allemagne et de l’Europe sur un tel piédestal que la disproportion parut choquante entre la valeur intellectuelle de l’adorée et celle de son adorateur. Les exaltés du gœthisme se sentirent d’instinct mal disposés pour cette amie souveraine, qui justifiait si peu par l’insignifiance de sa carrière et par l’obscurité de sa mémoire le choix du demi-dieu dont elle avait été la déesse. Lewes, un Anglais, qui fut un des biographes les plus lus du grand poète allemand il y a soixante ans, commença l’œuvre de dénigrement à l’égard de Charlotte, Il la présenta comme une coquette dépourvue de scrupule qui aurait longuement torturé Gœthe par une résistance calculée à son amour, en sorte qu’elle stérilisa pour un temps son génie. Adolphe Stahr, Robert Keil, autres critiques de quelque réputation, se montrèrent plus acharnés encore et déchirèrent la vertu de Charlotte tout autant que son caractère.

En revanche, elle trouva bientôt un défenseur convaincu dans le polygraphe gœthéen le plus fécond peut-être du XIXe siècle, dans Henri Duentzer, qui lui consacra, dès 1874, une étude apologétique[1] principalement fondée sur sa correspondance avec son fils cadet, Fritz de Stein. Ces pages demeurent la source la plus abondante pour l’étude de cette personnalité énigmatique, et nous y aurons largement recours. — Après cette chevaleresque intervention, il semblait que l’apaisement se fût fait peu à peu autour de Charlotte. Elle était jugée d’ordinaire avec plus de sang-froid, traitée avec une plus équitable modération que par ses premiers censeurs.

Hier toutefois, l’attaque a été renouvelée contre elle, aussi

  1. Charlotte ton Stein, Cotta, Stuttgart.