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Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 20.djvu/138

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caractère et par la saine méfiance de la nature humaine : « Je ne puis aimer par instinct comme je vois tant d’autres mères en user avec leurs enfans, « écrit-elle un jour[1] à Fritz, son fils préféré, auquel elle fit au surplus les plus touchans sacrifices. « J’ai besoin, poursuit-elle, de perfection dans l’objet de mon affection, autant du moins que la perfection est possible ici-bas. » Et cette profession de foi, qui serait choquante à la prendre trop à la lettre, a, tout au moins, le mérite de contredire à la veule morale du sentiment que le romantisme avait mise à la mode. — « Une amitié, dira-t-elle encore un peu plus tard, ne peut se maintenir durable qu’au prix d’un effort réciproque pour devenir meilleur en vue de l’ami[2]. » Et pourtant, elle dut reconnaître à la longue combien de pareilles aspirations sont le plus souvent mal satisfaites par le train ordinaire de la vie : « J’ai constaté avec le temps, écrivait-elle en 1793, que toute amitié durable qui se noue sera fondée plutôt sur l’indulgence réciproque que sur l’effort pour se perfectionner l’un l’autre. J’ai longtemps cherché dans le monde la seconde sorte d’amitié, et j’ai fini par pratiquer tout simplement la première. »

Oui, Goethe avait été quelques années auparavant sa plus éclatante avant de devenir sa plus cuisante expérience en matière d’amitié de la seconde sorte, celle qui se fonde sur l’effort pour se perfectionner l’un l’autre. Et ce fut assurément tant mieux pour le poète, quoi qu’en disent les actuels détracteurs de Charlotte, car les exigences évidemment outrées qu’elle ne craignit pas de formuler à son sujet assurèrent à cette femme de volonté ferme la plus efficace action formatrice sur l’âme du grand homme. Action continuée pendant plus de dix ans comme on le sait et qui ne cessa donc point sans laisser en lui des traces profondes. — Wieland, l’ancien précepteur du duc de Weimar, avait été dès le premier abord conquis par son jeune émule et rival en littérature : il disait de lui, à l’heure même des folies qui marquèrent ses premiers mois de séjour à Weimar, qu’en dépit des apparences l’auteur de Werther avait dans son petit doigt plus de savoir-faire et d’esprit de conduite que les courtisans dont il partageait la vie n’en montraient dans toute leur lourde personne. Cet esprit de

  1. En 181. Voyez Duentzer. Charlotte von Stein, II, 142.
  2. En 1803. Duentzer, II, 178.