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Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 20.djvu/141

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qu’il ne l’aime de son côté, et dans ce miroir où je me suis contemplé j’ai reconnu que vous aussi vous m’aimez de façon plus belle que nous n’en sommes d’ordinaire capables, nous autres hommes. » Si nous soulignons ces comparaisons préalables sous la plume de Gœthe, c’est qu’il va parler un peu plus loin comme s’il découvrait pour la première fois chez la comtesse une conception du monde et de la vie qui lui rappelle et lui éclaire précisément celle de son amie. Sans doute a-t-il goûté plus vivement, chez une femme peu connue de lui jusque-là, des traits que l’habitude l’empêchait désormais de discerner aussi nettement chez la baronne en qui il les avait découverts jadis de façon plus graduelle et moins inopinée.

Voici en effet les commentaires qui lui sont suggérés par son intimité de fraîche date avec Mme de Werthern. « La comtesse, écrit-il le 11 mars 1781, m’a fourni mainte vue nouvelle et permis de mieux grouper entre elles bien des vues que je possédais déjà. Vous savez que je n’apprends rien que par irradiation pour ainsi dire et que, seuls, la nature ou les grands maîtres me font entrevoir la réalité des choses, car il m’est impossible de comprendre isolément ou partiellement un objet. Combien de fois n’avais-je pas cependant ouï parler du monde, du grand monde, de la qualité qui consiste à avoir du monde, sans pouvoir rien me figurer de précis derrière ces mots-là. La plupart des gens qui se flattent de posséder un pareil mérite m’en auraient plutôt obscurci que facilité la nette intelligence. Ils me rappelaient ces mauvais musiciens qui écorchent sur leurs instrumens les symphonies des maîtres consacrés par la renommée. Je pouvais bien concevoir un pressentiment de l’ensemble d’après tel ou tel fragment de mélodie saisi au vol, mais en vain je cherchais à me figurer ce qui n’avait pas encore été exécuté à grand orchestre devant moi ! » La comparaison est topique. Oui, il crut entendre exécuter à grand orchestre par la comtesse de Werthern la symphonie de morale pratique que, sous forme de musique de chambre, il savourait chaque soir depuis cinq ans déjà dans l’intimité d’un petit cercle dont Charlotte était l’âme. Et la familiarité de cette musique discrète l’aida fort à goûter enfin les suprêmes virtuosités de celle qui lui était offerte à Neunheiligen.

« Cette petite personne, explique-t-il en effet, est venue m’éclairer subitement. Oui, certes, elle a du monde, la comtesse,