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Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 20.djvu/142

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ou mieux elle possède le monde, elle tient le monde dans sa petite main. Elle a la manière (ces deux derniers mots en français dans le texte). Elle ressemble au vif-argent qui, dans l’espace d’une seconde, se divise en mille fragmens pour se rassembler aussitôt après en un seul globule. Assurée de sa valeur, consciente de son rang social, elle agit néanmoins avec une délicatesse et une grâce qu’il faut voir à l’œuvre pour les apprécier à leur juste prix. Elle semble donner à chacun ce qui lui est dû quand elle ne donne rien du tout en réalité. Elle ne délivre pas à tout venant, ainsi que je l’ai vu faire par tant d’autres, son petit paquet préparé d’avance et soigneusement ficelé, en proportion des charges ou dignités du destinataire. Non pas, elle paraît se laisser vivre sans effort entre les hommes, et la jolie mélodie qu’elle exécute sans cesse naît de ce que ses doigts n’attaquent pas des notes quelconques, mais seulement des touches soigneusement choisies... Ce que le génie est dans les autres arts, elle le possède dans l’art de la vie... Elle connaît la plus grande partie de ce qui est illustre, riche, beau, intelligent en Europe... elle se pare de ce que chacun de ces élus du sort a dû lui abandonner au passage... J’ai encore trois jours à passer ici, et, grâce à Dieu, rien autre chose à faire que de la contempler. »

La lettre n’est-elle pas pénétrante et charmante, une des plus accomplies qui soient sorties de la plume de Gœthe à coup sûr et c’est un témoignage en faveur du large esprit de Charlotte qu’il n’ait pas eu de scrupule à la lui adresser. On y devine ce que la baronne avait de cette séduisante comtesse et aussi ce qu’elle n’en avait pas, car il faut nous la figurer plus discrètement femme du monde, mais non moins révélatrice, à la longue, de savoir-vivre impeccable et de sagesse raffinée. On applique souvent à Gœthe en Allemagne l’épithète d’ » artiste en matière de vie (Lebenskuenstler). » Il est facile de voir, après nos citations, à quelle école il développa cette disposition capitale de son vaste génie.

L’étude de sa correspondance avec Mme de Stein nous permet d’assister aux étapes de sa transformation progressive. Sous l’action de cette morale rationnelle par excellence qui est la science du monde, telle qu’elle est pratiquée et codifiée sur les sommets de la vie, le wertherien jadis déréglé, agité, fatigant aux autres comme à lui-même (ce portrait est de sa propre plume)