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les tissus sains voisins, et en empoisonnant peu à peu l’organisme, par les déchets qu’il y déverse. On peut comparer le corps humain à une vaste société dans laquelle il y a, suivant la juste expression de M. Le Dantec, coordination. Les élémens de cette société sont les cellules (il y en a chez l’homme environ soixante mille milliards) qui chacune, dans le cadre que lui imposent le squelette et le tissu conjonctif, collabore pour sa part à la bonne marche de l’ensemble, et profite d’autre part et en même temps de cette bonne marche qui assure son alimentation et l’évacuation de ses excrétions. La liberté dont jouissent les cellules dans la machine humaine est donc, comme dans les sociétés bien organisées... s’il en fut jamais, limitée étroitement par les besoins de l’ensemble. Or voilà que soudain, en un point, une ou plusieurs cellules se mettent à proliférer pour leur compte personnel, empiétant sur les cellules voisines et, au lieu de collaborer au fonctionnement général, l’entravent peu à peu par leur indépendance parasitaire : un corps nouveau, un corps anarchique et destructeur est né, c’est le cancer, c’est, comme on l’a si bien appelé, le néoplasme. Donc, si j’ose dire, et on me permettra la définition à la faveur de sa brièveté et des images, peut-être justes qu’elle évoque, le cancer est un État dans l’État.

Peu à peu, l’amas des cellules anarchiques s’étend et gagne du terrain, il digère tout autour de lui, il produit par ses excrétions un empoisonnement terrible de tout l’organisme, et si rien ne l’arrête, si on ne l’extirpe à temps, c’en est bientôt fait de l’individu envahi. Car 60 trillions de cellules saines ne peuvent rien contre ces envahisseurs, elles sont à leur merci, elles ne se défendent pas contre eux, et rien dans l’organisme ne prévaut contre ce mal effroyable.

Quelle est la cause de ce cancer, de ce mal si conforme à son nom et qui, comme un crabe vorace, ne lâche plus la proie qu’il a saisie dans ses pinces atroces ? Telle est la question qu’il importe avant tout de résoudre, si on veut un jour prévenir et guérir. Or, à cet égard, on n’en est guère qu’au point qui caractérisait l’étude des maladies infectieuses avant Pasteur. A l’heure qu’il est, et si l’on met de côté des doctrines d’ailleurs ingénieuses, comme la théorie embryonnaire de Cohnheim, qui sont insuffisantes en général ou contredites par les faits, deux explications possibles du cancer se dressent l’une en face de l’autre : la théorie microbienne ou plus généralement parasitaire, à laquelle le docteur Borrel a, par ses magnifiques travaux poursuivis à l’Institut Pasteur, apporté, comme nous le verrons, des contributions qui légitiment tous les espoirs, et la théorie qu’on appelle d’un nom qui n’est peut-être pas très heureux, la théorie de l’irritation,