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Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 20.djvu/336

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sa vivante antithèse, avec une sympathie qui s’explique surtout à notre avis par le néo-romantisme ambiant et par nos conceptions si singulièrement élargies sur le fas et nefas en matière de relations amoureuses. Oui, c’est un fait que l’on se montre aujourd’hui indulgent toujours, favorable souvent, parfois véritablement dévot à cette Christiane qui rendit, assure-t-on, grand service au génie de Goethe par l’existence physiquement normale qu’elle lui permit de mener après 1788. Parmi ses plus fervens amis, s’inscrit le professeur Engel, ce brillant historien de la littérature dont nous savons l’aversion pour la mémoire de Charlotte. La grisette, devenue pour le grand homme quelque chose comme une servante-maîtresse pendant dix-huit ans, avant d’être épousée par lui au lendemain de la bataille d’Iéna, nous est présentée par M. Engel comme la femme destinée par la Providence à fournir au grand poète ces satisfactions légitimes, ces soins matériels attentifs, ce repos d’esprit et de corps qui convenait à l’épanouissement définitif de sa personnalité littéraire. Il a été ainsi opéré au profit de Christiane, vers la fin du siècle romantique par excellence, le XIXe, une de ces réhabilitations ou « sauvetages » (Rettungen) qui sont de mode au delà du Rhin.

Rappelons que « Demoiselle Vulpius, » — pour parler comme Goethe le fit dans son journal quotidien jusqu’à l’époque de son mariage, — était la fille d’un modeste employé de chancellerie, qui mourut alcoolique en laissant les siens dans le dénuement. Christiane, orpheline, dut gagner sa vie dans une fabrique de fleurs artificielles. Ayant eu l’occasion de présenter à Gœthe un placet en faveur de son frère (qui avait reçu de l’instruction et devint par la suite un romancier fort lu), elle retint l’attention du ministre honoraire par la fraîcheur de son minois chiffonné, par la rondeur appétissante de sa personne menue, en un mot par la « beauté du diable » qui faisait l’attrait de ses vingt-deux ans. La vulgarité de son apparence devait s’accentuer notablement avec les années ; elle ne rebuta pas le poète au lendemain de ses amours romaines dont un modèle d’atelier avait surtout fait les frais. Il l’établit chez lui après quelques entrevues préliminaires, et elle lui donna neuf mois plus tard un fils qui fut Auguste de Gœthe.

Certes, quelques témoignages du temps lui sont jusqu’à un certain point favorables. La Conseillère Gœthe lui fut bienveillante