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Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 20.djvu/338

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lui sans conditions : il ne peut obliger les autres à l’estimer... Une telle situation doit, à la longue, énerver l’homme le plus fort. » Avec la comtesse Schimmelmann, Schiller sera même plus explicite : « Il serait à souhaiter que je pusse justifier Goethe sur sa vie domestique comme je le fais avec confiance pour sa vie littéraire et sociale. Malheureusement, ses idées fausses sur le bonheur domestique et une funeste aversion pour les liens du mariage l’ont engagé dans une liaison qui pèse sur lui, qui le rend malheureux dans sa propre maison et dont il n’a ni la force, ni le courage de se débarrasser. C’est le seul défaut que je lui connaisse : encore ce défaut ne porte-t-il préjudice qu’à lui-même et tient-il à un autre côté très noble de son caractère. » Il s’agit sans doute, dans la pensée de Schiller, du sentiment que Gœthe a de ses devoirs envers Christiane et envers le fils qu’elle lui a donné. Mais son jugement d’ensemble est excellent : il n’y a nulle raison pour récuser un tel juge à notre avis, et seules les tendances contemporaines que nous avons mentionnées plus haut, associées à cette disposition hagiographique qui est celle du romantisme comme de tous les grands mouvemens mystiques à l’égard de leurs champions principaux, ont pu inciter quelques critiques à remettre une pareille sentence en question de nos jours.

Les tenans de Christiane expliquent, il est vrai, l’hostilité de Schiller par les relations étroites qui unissaient Mme Schiller à Charlotte de Stein. La baronne ayant endoctriné son amie, celle-ci prévint à son tour l’esprit de son mari ; et de là les sévérités prodiguées par le second des grands poètes allemands au faux ménage du premier de tous ! Mais encore une fois, Schiller était l’hôte presque quotidien de la maison de Gœthe : ce serait vraiment faire quelque tort à sa mémoire que de lui refuser à ce point toute capacité d’appréciation personnelle des faits. Au surplus, l’Anglais Robinson, un des premiers gœthéens anglais, se fait de son côté l’écho de l’opinion la plus répandue en Allemagne vers 1800 lorsqu’il écrit à cette date que Gœthe manque de délicatesse morale dans ses écrits, — allusion aux Élégies romaines, aux Xénies, et même à certaines pages de Wilhelm Meister, — et qu’il montre dans la vie pratique un véritable défaut d’élévation et de tenue : « Sa maîtresse, écrit crûment l’insulaire, est une femme basse et vulgaire ! »

Admettons que Mme Herder, bien que renseignée sur place,