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Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 20.djvu/339

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aille trop loin lorsqu’elle reproche à Christiane d’avoir pratiqué la galanterie avant sa liaison avec Gœthe. Reconnaissons que nulle infidélité ne saurait lui être attribuée avec certitude après le début de cette liaison, bien que l’opinion de Weimar lui en ait prêté plusieurs. Mais ses habitudes d’intempérance, déplorable héritage de son père, ne peuvent malheureusement faire aucun doute. On en trouverait un témoignage amusant et frappant dans ces Lettres à Fritz de Stein qui ont été publiées il y a quelques années par M. Rohmann[1], car on y lit sous la plume de Charles de Stein, fils ainé de Charlotte, à la date du 22 mars 1803, ces lignes significatives : « Gœthe ne se montre pas beaucoup au dehors. Stein-Nordheim (maître des forêts à la cour de Weimar) en use de façon singulièrement libre avec lui. Au dernier bal costumé, il lui a dit : Renvoie donc à la maison ta créature (dein Mensch), je l’ai grisée. (Et ce dernier mot est plus fort dans le texte allemand !) Là-dessus Gœthe va trouver la pauvre Vulpius qui était tout à fait dans son sang-froid et lui ordonne de rentrer à la maison ! » Cette exécution sommaire n’en dit-elle pas bien long sur l’opinion qui était à la fois celle du public et celle de Gœthe lui-même à l’égard de sa compagne, bien que Christiane ait été pour cette fois victime de la plus mauvaise plaisanterie ?

Danseuse passionnée, elle ne pouvait satisfaire ce goût que dans les bals plébéiens ou dans les réunions d’étudians et de comédiens. Elle fréquentait donc assidûment ces lieux de plaisir. Charlotte de Stein écrit en 1798 à Mme Schiller : « Récemment elle (Christiane) rencontra dans un bal à Lobeda la Lœwern de ma mère (la cuisinière de Mme de Schardt). Elle lui demanda sa visite à Weimar, surtout au profit de sa sœur, qu’elle met, dit-elle, de son mieux en garde contre les hommes... La pauvre fille doit souvent pâtir, car elle serait bien plus à l’aise avec une nature vulgaire qu’avec un homme de génie ! » — Une fois épousée, Christiane ne cessa pas de donner matière aux commérages. Elle eut un « attrapage » célèbre avec Bettina d’Arnim qui finit par lui jeter à la face l’épithète assurément discourtoise de Blutwurst (boudin gonflé !). Gœthe prit le parti de sa femme et rompit impitoyablement avec son admiratrice exubérante et passionnée.

  1. Leipzig, 1907.