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Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 20.djvu/341

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par la suite cette attitude de patriarche plein de dignité sereine dans laquelle Eckermann l’a fixé sous le regard de la postérité, malgré tout soucieuse de tenue morale chez ses génies directeurs. Imagine-t-on Christiane, encore alourdie et vulgarisée par l’âge, intervenant en tiers à tout propos dans les Entretiens fameux ? Le Gœthe qui n’avait plus à ces côtés cette associée si peu décorative est celui qui survit dans la mémoire des hommes.

Enfin, quoi qu’on puisse penser, en bien ou en mal, de l’influence exercée par la Vulpius sur le caractère et sur le talent de son époux, il est trop certain qu’elle transmit une hérédité viciée à sa descendance. Auguste de Gœthe, ce goujat (der rohe Mensche, comme l’écrit M. à S. Chamberlain dans son récent Gœthe), fut le seul qui vécut des cinq enfans qu’elle donna au poète, les quatre autres étant morts quelques heures après leur naissance. Il avait dans le sang l’intempérance de son grand-père maternel et Charlotte de Stein, qui l’aimait pourtant, comme nous le dirons, put constater en lui cette inquiétante propension dès l’enfance. Il mourut à la fleur de l’âge isolé des siens durant son agonie comme l’avait été sa mère et sans laisser après lui plus de regrets. Quant aux petits-enfans de Gœthe, leur destinée fut peut-être plus lamentable encore. Entravé dans son choix par son origine irrégulière, Auguste avait fait un mariage hasardeux en épousant cette attrayante mais bizarre Ottilie de Pogwisch : elle lui donna une fille qui devait mourir adolescente et deux fils qui vécurent célibataires l’un et l’autre. Il faut lire dans les souvenirs sincères de la baronne de Gustedt[1] la triste vie de ces » Tantalides « écrasés par une hérédité psychique accablante.


IV

Telle est donc la femme dont Charlotte apprend, au début du printemps 1789, la cohabitation significative avec Gœthe, — leur intimité étant même déjà vieille de plusieurs mois à cette date. — Sa fierté se cabre aussitôt sous l’injure. Se voir remplacée par une créature de cette sorte auprès de l’homme qui lui promit sa foi éternelle et qui a été sur le point d’adopter légalement son fils Fritz ! Elle rompt aussitôt de façon absolue, dans les circonstances

  1. Publiés par Lily Braun sous ce titre : Im Schalten der Titanen. Brunswick, 1909.