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Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 20.djvu/438

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Son ennui a seul paré d’attraits imaginaires un décor dont l’unique mérite était que sa vie ne s’y était pas encore encadrée. Il comprend, mais un peu tard, que partout les hommes sont les mêmes, et que l’habit n’y fait rien. Donc, il reprend le chemin de la ville, mais il y rentre avec une illusion de moins, et c’est ce que son expérience lui a coûté. Car nous tous qui menons, à travers mille complications, une existence absurde et surchauffée, nous nous promettons qu’un jour viendra où nous pourrons tout quitter et nous en aller, dans une retraite dont le charme principal sera d’être une retraite, jouir d’un repos bien gagné. Nous savons, à part nous, et à n’en pas douter, que ce jour ne viendra jamais, et que nous ne nous reposerons pas avant le grand repos. Mais il nous plaît de nous créer cette chimère, dont nous nous abusons nous-mêmes et qui nous amuse.

Sur ce thème, Victorien Sardou avait jadis écrit Nos bons Villageois, une de ses plus jolies comédies, datant de ces « années soixante » qui furent la belle époque pour la comédie de mœurs moderne, illustrée par l’incomparable trio : Dumas, Augier, Sardou. Le titre était ironique, cela s’entend, et toute la comédie, légère, moqueuse, agréablement superficielle, était quelque chose comme une vengeance de Parisien. Puis Flaubert y apporta son amertume, son insistance puissante et son âpreté. Il créa ces deux types de sottise bourgeoise : Bouvard et Pécuchet. De l’horticulture ces imbéciles passent à l’agriculture, de l’agriculture à l’arboriculture, et toujours avec un même succès. Les plantes périssent, les racines pourrissent, et les graines refusent de pousser. Et ce sont elles qui ont tort, car nos deux nigauds se sont conformés scrupuleusement aux prescriptions du manuel Roret, qui ne peuvent se tromper, puisqu’elles sont imprimées. Ils importent dans la campagne étonnée tout un matériel nouveau, « un scarificateur Guillaume, un extirpateur Valcourt, un semoir anglais, et la grande araire de Mathieu de Dombasle ; mais le charretier la dénigre : « Apprends à t’en servir. — Eh bien, montrez-moi ! » Il essayait de montrer, se trompait, et les paysans ricanaient. » Bouvard est homme de progrès, et cela se voit de reste. Il invente des boissons hygiéniques. « Il fabriqua de la bière avec des feuilles de petit-chêne, et la donna aux moissonneurs en guise de cidre. Des maux d’entrailles se déclarèrent. Les enfans pleuraient, les femmes geignaient, les hommes étaient furieux. Ils menaçaient tous de partir, et Bouvard leur céda. » Cependant l’incendie ravage leurs meules et des catastrophes sans nombre éclatent, toutes provenant d’une même cause : la sottise immense de ces deux crétins. Flaubert était unique pour prendre