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Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 20.djvu/439

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plaisir à accumuler sur une même tête, — deux têtes sous un même bonnet, — tant d’incidens grotesques ou sinistres. C’est l’essence même de l’œuvre et ce qui, à la longue, en rend la lecture si désobligeante. La bêtise a en soi une vertu communicative. A lire Bouvard et Pécuchet, on se sent peu à peu devenir Bouvard et prendre l’âme de Pécuchet. On pose le livre avec inquiétude... Cette donnée, de l’homme des villes livré en proie aux hommes des champs, est celle que M. Brieux vient de reprendre et que d’autres reprendront après lui. Elle lui a inspiré une comédie pleine de verve, de bonhomie, de familiarité, qui a plu à force de bon sens et de belle humeur.

M. Cocatrix est un bourgeois ridicule, dont le premier ridicule est de s’appeler Cocatrix, vocable qui fait songer à « cocasse » et qui est deux fois plaisant par la racine et par la désinence. Il est ridicule, mais il n’est pas méchant, et c’est par là qu’il se distingue du grand bourgeois dont M. Emile Fabre nous faisait peur le mois dernier. Toujours est-il que le théâtre n’est pas tendre pour les bourgeois, en cette année 1914. Le ridicule de M. Cocatrix, — qui pourtant fut avocat et doit donc savoir ce que parler veut dire, — consiste à prendre au pied de la lettre toutes les théories, tous les systèmes, tous les bonimens que les raisonneurs, les réformateurs, les politiciens, les utopistes, les publicistes et autres vendeurs d’orviétan mettent en circulation, et qu’il se charge, lui, de mettre en pratique. Il a le respect de la chose imprimée : c’est là sa marque et son idiosyncrasie. D’autres se retirent à la campagne, parce qu’ils croient aimer la campagne. Chez M. Cocatrix les velléités champêtres elles-mêmes sont le résultat de ses lectures. Il a lu des brochures éloquentes et des traités documentés sur le « retour à la terre. » Donc il y retourne, lui qui n’y était jamais allé. C’est un homme qui lit trop, ou qui croit trop à ce qu’il a lu, ou qui a le tort de lire sans avoir appris. Donc il a acheté un château, avec des terres autour, et il va s’y livrer à la culture. Bien entendu, c’est dans les livres qu’il a puisé ses talens de futur agriculteur : ce n’est pas dans son expérience. Il a compulsé tout ce qu’on a écrit sur la matière : les applications de la chimie, de la mécanique, et de plusieurs autres sciences à l’agriculture n’ont plus de secrets pour lui. D’ailleurs trop homme de science pour méconnaître les avantages de la méthode expérimentale, il a poussé la conscience jusqu’à faire des essais sur son balcon. Voilà un homme préparé à son nouveau métier ; or, comme le théâtre, l’agriculture est l’art des préparations : la routine des campagnes va recevoir un rude choc.

M. Cocatrix est humanitaire. Fils de bourgeois qui a hérité de ses