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Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 20.djvu/443

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C’était jadis l’usage que l’homme de lettres vécût dans une maison riche où il avait le logement, la nourriture et même l’habillement. Cela offrait des avantages, dont le premier était que, n’ayant pas à attendre de son travail son pain quotidien, l’écrivain pouvait, comme on dit aujourd’hui, « faire de l’art » avec désintéressement. Il était, moins que nous ne le sommes, dépendant des servitudes professionnelles. La Fontaine pouvait, tout à son aise, passer une journée à suivre l’enterrement d’une fourmi. Et La Bruyère pouvait abandonner à son libraire ses droits d’auteur sur les Caractères, afin que la petite Michallet eût une dot. Je crois bien que de ces deux anecdotes ni l’une ni l’autre n’est authentique ; mais cela n’a pas d’importance, et elles montrent très bien que l’écrivain d’alors avait du loisir et n’était pas condamné aux travaux forcés de la copie. Les mœurs ont changé. Nous voulons que l’homme de lettres soit d’abord un homme, qu’il vive de son travail et en fasse vivre les siens, qu’il ait un intérieur, un foyer, une maison où il soit chez lui. A cette moderne conception de son rang dans la société, il a gagné en dignité ce qu’il perdait en facilité et douceur de vivre. Aussi lorsqu’un écrivain d’aujourd’hui reçoit dans une maison amie une hospitalité à la manière d’autrefois, je ne dis pas que cela choque, mais cela se remarque. C’est une situation exceptionnelle, qui devient par là même matière à comédie. Et c’est le sujet de Madame.

Mme Dupré d’Imauville est une très honnête femme, mariée à un riche industriel de province, et qui ne songe nullement à goûter aux plaisirs coupables ; mais elle voudrait quitter la province, venir à Paris et y avoir un salon, désir tout à fait honorable. Pour avoir un salon, il faut avoir un grand homme, un salon n’étant qu’une réunion d’admiratrices autour d’un grand homme : telles les amies de Chateaubriand aux réunions de l’Abbaye. La difficulté est de trouver un grand homme en disponibilité ou en herbe. Le hasard amène, chez Mme Dupré d’Imauville, le professeur de littérature de Mlle Chouquette. Ce professeur vient de publier dans une Revue un de ces articles qui passeraient totalement inaperçus, si quelqu’un ne prenait la peine de les signaler à l’admiration d’une petite coterie. Mme Dupré d’Imauville va être pour cet universitaire qui s’ignore l’organisatrice du succès. Elle lui fabrique un pseudonyme, Pierre Veretz, dont elle claironne les syllabes aux quatre coins du monde des lettres. Enfin elle peut venir à Paris, et ouvrir ce salon de ses rêves où Pierre sera guindé en homme de génie !

Au second acte, et après quelques années écoulées, Pierre Veretz