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Ce ne fut point sur la terrasse d’un château romantique, sous un ciel chargé d’éclairs, et au bruit torrentiel du Sund. Le décor était plus lugubre. Ce fut entre les quatre murs d’une pauvre chambre, pauvre comme celle où nous agoniserons, sur un lit de mort et au commencement d’une agonie. Son père, avant de mourir, lui révéla un secret qui avait pesé sur sa vie et empoisonné la source de ses pensées. Quel secret ? Nous l’ignorons. Les uns croient qu’il concernait la mère de Kirkegaard, cette servante jutlandaise qu’aucun mot de son fils ne tirera jamais de l’obscurité où son maître l’avait prise. La dureté de son mari l’aurait poussée à commettre une faute dont il se reconnaissait responsable devant Dieu. Les autres prétendent que, du temps qu’il était berger au Jutland, désespéré des brutalités de sa vie, il était monté un jour sur une haute lande et avait horriblement blasphémé Dieu. Quoi qu’il en fût, ce secret, qui sortait des bruyères du Jutland ou d’un coin de la maison familiale, et qui me rappelle le mot de « vieille taupe » qu’Hamlet lance au revenant, ce secret, dont la laideur repoussante empruntait des circonstances une horreur sacrée, parut si formidable à Sören Kirkegaard qu’il l’appela « le grand tremblement de terre de son existence. »

La vénération qu’il avait pour son père n’en fut point atteinte ; mais elle s’enveloppa d’une ombre de compassion. Du même coup, l’affreux bouleversement lui apportait une explication décisive de ses contradictions intérieures et lui fournissait le mot de sa propre énigme. Tous les remous, toutes les agitations de son âme lui devenaient intelligibles par l’apparition de cette chose innomée qui avait enfin montré sa tête à la surface. Sa mélancolie n’était que le pressentiment d’une faute inconnue qui vivait dans le passé, un de ces pressentimens dont la confirmation inspire plus de terreur que la faute elle-même, car « c’est alors qu’éclate la force destructrice du péché originel. » Voilà pourquoi Hamlet est si tragique ! « Je compris que le grand âge de mon père n’était pas une bénédiction divine, mais plutôt une malédiction, et que les remarquables facultés d’esprit de notre famille n’existaient que pour se détruire elles-mêmes. Le silence de la mort montait en s’élargissant autour de moi, quand je voyais dans mon père un malheureux qui