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shakspearien, que, de tous les moyens dont un homme dispose pour arriver à convaincre les hommes, il n’en est pas de meilleur que l’excentricité comique. Mais jusqu’en 1838, jusqu’à l’âge de vingt-cinq ans, rien encore n’était survenu dans son existence qui lui permît de réaliser toutes ses aspirations à la volupté de souffrir. Étudiant irrésolu, un instant brouillé avec son père, endetté, sans qu’on en connaisse d’autres motifs que ses fastueux pourboires et des parties de billard qui, dans son imagination frappée, prirent un jour des proportions de débauches sardanapalesques, il s’était tourné vers la théologie, alors tout imprégnée d’optimisme hégélien. Il fut assez vite convaincu que la philosophie et le christianisme ne se comprendraient jamais, que la philosophie, capable peut-être de nous garder, mais incapable de nous nourrir, n’était que la nourrice sèche de la vie, et qu’enfin, si les philosophes se bâtissent de superbes demeures, c’est à côté qu’ils vivent, dans une grange. Les simplifications hégéliennes et la perpétuelle conciliation des antinomies lui parurent d’indignes escamotages. Tout lui était inexplicable, « depuis la mouche jusqu’au mystère de l’Incarnation. » Tout lui était inexplicable, et surtout lui-même. « Si je ne savais que je suis un vrai Danois, je pourrais presque expliquer les contradictions qui sont en moi en me supposant Irlandais. Il était trop pénible aux Irlandais de baptiser complètement leurs fils : ils désiraient toujours leur garder un petit coin de paganisme. Quand les autres trempaient l’enfant tout entier dans l’eau, eux, ils lui laissaient le bras droit au-dessus, afin que, devenu homme, il pût avec ce bras brandir l’épée et étreindre les femmes. » Mais, enfermé dans son orgueil et dans sa défiance de la vie, il ne jetait sur les épées et sur les femmes qu’un regard de stérile convoitise. Pour tromper ses désirs, il étudiait les légendes du Juif Errant, de Faust et de Don Juan, où il admirait son inquiétude, sa soif de tout connaître magiquement et ses ambitions de séducteur. Mais c’était surtout l’idée d’Hamlet qui le tyrannisait. « Il faut deux hommes pour en faire un! » s’écriait-il dans son Journal.

Il en était là, gémissant déjà sur la perte de sa jeunesse et « battant en retraite à travers des villes détruites et des déserts fumant d’espoirs déçus, » quand tout à coup le spectre lui apparut.