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Et je ne crois pas qu’on ait jamais mieux mis en lumière le pouvoir desséchant et, en quelque sorte, corrupteur de l’imagination, quand elle subordonne toute la vie à ses délices solitaires.

Kirkegaard est parti d’une observation très fine et très juste : il y a dans l’amour des minutes d’une si exceptionnelle douceur que le cœur s’en saisit comme d’une proie et aspire violemment à une solitude où il pourra les retourner, les détailler, les contempler à sa guise, les prolonger, leur donner ce qui leur manque : le temps. En ce sens, le souvenir est bien ce qu’il disait, un reflux de l’éternité dans le présent. Cependant, si vive qu’en soit la séduction, il faut craindre de s’y attarder, non point comme à quelque chose de mort d’où se dégage une torpeur anémiante, mais, au contraire, comme à quelque chose de très vivant, qui continue de vivre en dehors des conditions ordinaires de la vie et qui nous en écarte de plus en plus. Kirkegaard s’y attachait éperdument. Son imagination embellissait les heures passées, les exaltait, les dramatisait et l’emportait si loin de la réalité présente que, lorsqu’il y était ramené, il ne la reconnaissait point. Mlle Régina Vortland, en développant sans le vouloir le génie poétique et créateur de son fiancé, avait elle-même signé son arrêt de mort ; et elle avait tort de se survivre, car sa présence ne pouvait désormais que gêner l’œuvre d’idéalisation dont elle était l’objet. Rarement jeune fille perdit une aussi belle occasion de mourir. Un simple accident, une fièvre maligne : Dieu sait de quelles grâces nous parerions son intelligence ! Elle serait assise aujourd’hui dans le chœur immortel des grandes inspiratrices. Mais elle préféra rester sur la terre, et assez longtemps pour pouvoir lire et relire dans les ouvrages de son ex-fiancé qu’elle n’était point la personne remarquable qu’il s’était figurée.

En effet, elle ne l’était pas. Elle se proposait tout bonnement de le délivrer des soins matériels de l’existence ; et elle l’eût fait ; et c’est déjà beaucoup ; et je ne vois pas ce qu’un homme comme Kirkegaard, persuadé qu’il est seul de son espèce, demanderait de plus au mariage. Il exigeait qu’elle le comprît. « Elle n’aimait ni mon nez bien formé, ni mes beaux yeux, ni mes petits pieds, ni ma forte tête : elle n’aimait que moi ; et pourtant elle ne me comprenait pas. » Mais, du moment qu’à son avis « il n’y avait pas un homme au monde à le comprendre, »