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elle n’était point si coupable. Il eût voulu qu’elle partageât sa mélancolie : hélas ! heureuse d’aimer et d’être aimée, il lui était impossible d’interdire à ses yeux l’éclat d’une joie printanière : « Comme ce doit être singulier, s’écriait-il, d’être une jeune fille et de vivre seulement pour vivre ! » Cet amour innocent de la lumière et du monde le blessait comme une cruauté. Il s’indignait qu’un être si charmant ne pensât rien. Elle ne pensait qu’à lui plaire ; mais elle ignorait tout ce qui lui plaisait. Quand il lui lisait ses sermons, elle l’écoutait avec bonheur ; et il lui reprochait intérieurement de n’en être touchée que par la beauté esthétique. O naïf philosophe, elle n’avait entendu que votre voix ! Mais, au fond, il n’avait pas tort. Ses fiançailles étaient une erreur ; son mariage aurait été une faute. Le dénouement s’imposait. Une explication pénible, mais franche, eût tout remis en place, Mlle Regina d’un côté et lui de l’autre. Il n’en alla pas ainsi ; et autour d’une rupture, que de clairs motifs justifiaient, le malheureux s’ingénia à épaissir du mystère et joua le troisième acte d’Hamlet.

Toutes les raisons morales qu’il avait de rompre semblèrent s’effacer devant une autre raison plus grave et même si grave qu’elle devait demeurer enfouie dans les ténèbres. Il dit et répéta plus tard que la vraie cause de sa rupture, personne ne la saurait jamais. Il s’agit évidemment d’une maladie[1]. Il ne nous a point laissé ignorer qu’il alla demander à un médecin s’il pouvait se marier, et que la réponse fut douteuse. Mais il ne le consulta qu’une fois sa résolution prise. Et l’on s’étonnera toujours que cette maladie mystérieuse ne l’eût point empêché de se fiancer. On s’étonnera encore bien plus que, si elle a été soudaine, l’accablement qu’il dut en éprouver n’ait point ôté à son esprit la liberté d’organiser la plus triste des comédies et la moins excusable.

Si la pudeur ou l’orgueil lui défendaient de confier la cause de sa retraite à sa fiancée, il lui restait assez de prétextes pour se retirer honorablement. Mais il voulut que la rupture vînt d’elle ; et il entreprit de l’étonner, de la déconcerter, de l’effrayer,

  1. Le philosophe Sibbern, qui se flattait de la connaître, déclara à Barfod, le premier éditeur du Journal de Kirkegaard, qu’il n’oserait pas la confier au papier. Un prêtre, qui l’a fréquenté, nous révèle qu’il avait souvent des accès de son mal : il tombait par terre, fermait les mains, tendait ses muscles dans un effort désespéré. Quand il revenait à lui, il disait : « Ne le racontez pas. A quoi servirait qu’on sût ce que je porte ? » Était-ce de l’épilepsie ?