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Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 20.djvu/683

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les hommes qui consentent à s’occuper d’agriculture sont encore trop peu nombreux ; ils représentent une exception, et nous dirons volontiers une élite, dans la bourgeoisie des provinces. En règle générale, les familles aisées qui sont en état de donner à leurs fils une instruction complète et de leur fournir des capitaux, ne connaissent guère l’industrie agricole, la dédaignent même, et surtout ne comprennent pas qu’on puisse l’exercer effectivement et en faire sa carrière. Elles subissent encore l’influence toute-puissante des goûts et des préjugés de l’ancien régime.

Lisez le passage suivant de La Bruyère, et reconnaissez la vérité du tableau qu’il trace :

« On s’élève, à la ville, dans une indifférence grossière des classes rurales et champêtres ; on distingue à peine la plante qui porte le chanvre d’avec celle qui produit le lin, et le blé froment d’avec les seigles, et l’un ou l’autre avec le méteil : on se contente de se nourrir et de s’habiller. Ne parlez pas à un grand nombre de bourgeois ni de guérets, ni de baliveaux, ni de provins, ni de regains, si vous voulez être entendu, ces termes pour eux ne sont pas français. Parlez aux uns d’aunage, de tarif, de sol pour livre, et aux autres de voie d’appel, de requête civile, d’appointemens, d’évocation. Ils connaissent le monde, et encore parce qu’il a de moins beau et de moins spécieux ; ils ignorent la nature, ses commencemens, ses progrès, ses dons et ses largesses. Leur ignorance souvent est volontaire, et fondée sur l’estime qu’ils ont pour leur profession et pour leurs talens. Il n’y a si vil praticien qui, au fond de son étude sombre et enfumée, et l’esprit occupé d’une plus noire chicane, ne se préfère au laboureur, qui jouit du ciel, qui cultive la terre, qui sème à propos, et qui fait de riches moissons [1]... »

Nous avons changé bien des choses depuis le règne du grand roi, mais au fond des âmes ne retrouve-t-on pas toujours les mêmes préjugés ? L’industriel et le négociant ont conquis leurs titres de noblesse mondaine, mais nous attendrons encore longtemps avant que l’opinion, cette souveraine, ait réhabilité, anobli, puis accueilli l’agriculteur !

Aux yeux des citadins, cet agriculteur ne peut être qu’un rustre ignorant courbé sur le sillon, et, pour tout dire, « un

  1. La Bruyère, les Caractères, ch. VII : De la ville.