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Son indécision foncière l’avait engagé dans des subtilités tortueuses où il avait satisfait sa curiosité mauvaise et son goût théâtral. Toute sa vie, il traîna le remords d’avoir joué avec un cœur et de l’avoir traité comme une matière à réactions. Mais je crains qu’il n’ait également joué avec son remords. Durant les deux mois qui suivirent la rupture, il se faisait renseigner par un certain Bœsen sur toutes les démarches de la pauvre fille ; et il écrivait à Berlin même : « Quand le soleil ferme son œil qui nous épie, quand l’histoire du jour est finie, alors je voudrais non seulement m’envelopper de mon manteau, mais jeter autour de moi tous les voiles de la nuit, et venir vers toi et écouter, comme écoute le sauvage, non le bruit de tes pas, mais les battemens de ton cœur. » L’expérience continue. L’image de celle qu’il aimera toujours dans son souvenir lui échauffe l’imagination. Parmi ses notes de Berlin, l’une d’elles, intitulée Situation, nous expose ce projet de nouvelle ou de roman : « Un séducteur s’éprend d’une jeune fille à tel point qu’il n’a pas le courage de la séduire ; mais il ne peut pas plus se décider à la lier vraiment à lui. Il en rencontre une autre qui lui ressemble. Celle-là, il la séduit pour goûter dans ses bras la jouissance de la première. » Il regrettait un jour d’être abandonné non des hommes, car cela ne lui causait aucune peine, mais des Elfes de la joie qui jadis se rassemblaient autour de lui comme des jeunes gens enjoués autour d’un homme ivre. Aujourd’hui, ce sont les rêves érotiques qui se pressent sur les pas de cet homme ivre de sa solitude et de lui-même.

Quant à Régine Vortland, elle n’entra point au couvent ; elle ne dérangea pas les fossoyeurs ; mais, deux ou trois ans après, elle revint paisiblement à l’affection de Schlegel et l’épousa. Ce fut par le journal que Kirkegaard apprit cet événement. Il ne lui dit pas qu’elle avait enfin trouvé le mari qu’il lui fallait. Son premier cri fut : Comme elle est orgueilleuse ! tant il était convaincu qu’elle ne pouvait l’oublier, ni aimer personne après lui. « Qu’y a-t-il d’aussi beau que l’orgueil féminin ? Que sa beauté terrestre se fane, que l’éclat de ses yeux s’éteigne, que sa souple taille se courbe, que ses boucles sous l’humble coiffe perdent le pouvoir qu’elles avaient de nous enlacer, que son regard royal, qui dominait le monde, n’enveloppe plus que le cercle étroit d’une famille, une jeune fille qui a montré un tel orgueil ne vieillit jamais ! » Si Régine a lu Répétition, elle