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enfin de la détacher. Il semble qu’il ait fini par concevoir une sorte d’épouvante irritée devant cette jeune fille qui lui représentait « le sacrifice des souffles les plus profonds de son existence, » et l’éternelle insouciance du monde à l’égard de la vérité. Il lisait dans ses yeux le mensonge de la vie comme Hamlet dans ceux d’Ophélie la trahison de son entourage. Mais en même temps il ressentait la curiosité d’un artiste qui, n’ayant jusqu’ici connu que son âme, avait l’occasion d’en étudier une autre. Il désira voir comment la crainte, le dépit, la douleur, l’amour agissaient sur une jeune fille. Des préliminaires de sa rupture, il fit une expérience psychologique. Il affecta d’abord, sous une attitude attentive, mais sans tendresse, qui sentait la corvée élégamment acceptée, des distractions, des absences, des préoccupations lointaines, les airs d’un homme dont l’esprit voyage. Puis il fut ironique, désobligeant. Il posa pour l’immoralité. Il feignit même le déséquilibrement. Il prononçait des paroles incohérentes. Au théâtre, lorsque sa fiancée commençait à s’amuser, il se levait et sortait ostensiblement. Il l’affola. Cette petite âme légère, prise dans ce tourbillon de simulacres, crut à l’orage de la passion et fut soulevée à des hauteurs qu’elle n’avait point atteintes. « Elle se donne à son amour dans une mesure qui me fait peur. Je ne pourrais jamais me donner ainsi. J’ai tout pouvoir sur elle ; elle n’en a aucun sur moi. » Il reculait devant la vie ardente que ses machinations avaient évoquée. Et le puritain, qui était en lui, ne pardonna jamais à cette amoureuse les moyens si naturels qu’elle employait pour le retenir : « Je trouve dans ma chambre un billet désespéré où elle me dit qu’elle ne pourra vivre sans moi, qu’elle en mourra. Elle me conjure par Dieu, par mon salut éternel... Elle mêle à son amour une expression de devoir religieux qui est inconvenante. » Cette conjuration mit un terme à ses excentricités, comme le signe de croix met en déroute les apparitions infernales. M. Vortland lui dit : « Je suis un homme fier, et ce m’est dur de venir vers vous ; mais, je vous en prie, ne la quittez pas : elle en mourrait. » Il n’hésita plus : il partit pour Berlin. « Sa tête était vide et vaste comme un théâtre où la pièce vient de finir. » Et il écrira plus tard : « Je lui laissai le cri et je pris la douleur. »

C’était presque vrai. Il s’évertua vainement à déguiser sa conduite en je ne sais quel acte philosophique et chevaleresque.