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Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 20.djvu/693

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sirène. Il ôte la cire de ses oreilles : le chant le trouble tellement qu’il dédaigne de vivre, se penche sur le bastingage et se jette dans les flots. Euphorion, matelot d’Ulysse, est perdu : si les matelots n’abandonnent pas sans chagrin leur compagnon, Ulysse leur commande de tirer sur les rames et de doubler en hâte l’île dangereuse. Homère nous emmène avec le vaisseau d’Ulysse et nous ne savons plus ce que devient le jeune homme séduit par les musiques de la mer. M. Jules Lemaître, lui, laisse Ulysse partir et il nous guide vers les aventures d’Euphorion.

C’est un moment délicieux, dans le conte, celui où il s’échappe des liens homériques et, pareil à Euphorion qui, « de toutes les forces de son désir, nageait vers les voix, » s’amuse de sa liberté. Les Sirènes sont de belles personnes et aguichantes. Puis elles déchirent les cadavres des naufragés et leur sucent le sang. Parmi elles, Euphorion remarque une petite Leucosia, lui annonce qu’il l’aime. « Cet étranger m’appartient, » déclare Leucosia, qui aime Euphorion sans tarder. Les deux amans ont de communs plaisirs ; et ils nagent ensemble, jouent avec les dauphins débonnaires ; ensuite Euphorion dort « dans les bras froids de la petite déesse aquatique. » Leur amour n’est pas compliqué de nombreuses paroles, Leucosia ne sachant guère que les mots « qui désignent les choses essentielles à la vie d’une divinité marine de second ordre sur un récif méditerranéen. » Mais Euphorion, touché de quelque nostalgie, s’ennuie un peu. Il songe aux forêts et aux fleuves, aux champs, aux labours, aux temples sur les promontoires et aux tavernes où l’on boit avec des camarades sur les quais animés de foule et de vacarme. Son étrange souhait de vivre humainement, il le communique à Leucosia : ne veut-elle partir ainsi que lui ? — Je ne pourrai pas marcher longtemps sur la terre, répond-elle. Mais Euphorion : — Je t’aiderai ; d’ailleurs, là-bas, il y a des voitures !... Ils s’en vont et nagent trois jours. Ils parviennent au continent. Quelque temps, Euphorion porte Leucosia sur son dos. Seulement, le fardeau lui pèse ; et il agit mal : car il délie de son cou les bras de la Sirène et la laisse tomber sur le sol. Elle pleure ; elle supplie Euphorion d’avoir pitié d’elle. Pitié, amour et larmes : elle ignorait jusqu’alors la pitié, l’amour et les larmes, étant déesse. Elle a pleuré : elle est toute prête à la transformation que Thétis lui offrira ; elle est femme déjà.

Et ainsi va le conte, avec une ingéniosité charmante. Il ne déroule pas une allégorie ; mais il recueille en passant les analogies que présentent la fiction et la réalité : divertissans, les épisodes sont aussi les