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jusqu’en 1846 les deux grandes inspirations de son génie. Dans un ouvrage intitulé Mon point de vue comme auteur, il essayait de rattacher toutes ses œuvres à un plan conçu dès l’origine dont elles ne seraient que les développemens volontaires et progressifs. Cette illusion des auteurs qui veulent introduire dans leur propre évolution, souvent si mystérieuse et, en tout cas, si flexible aux influences, la rigueur de la logique et imposer à leur passé une harmonie architecturale, devait s’accentuer encore davantage chez Kirkegaard, qui se flattait d’avoir, du premier coup d’œil, ordonné toute sa destinée. Il affirma donc qu’il s’était de tout temps assigné la mission d’amener ses contemporains de l’esthétique à la morale et de la morale au christianisme, mais à un christianisme affranchi de ses relations trop étroites avec la raison humaine et qui ne serait plus l’ange déchu pour avoir épousé une femme de la terre. C’est bien le sens général de ses livres. Mais je laisse aux philosophes et aux théologiens le soin de débrouiller son système. Pour ma part, je n’ai jamais compris en quoi sa théorie du « bond » nous facilitait le passage de la vie esthétique à la vie morale et à la vie chrétienne, sinon qu’il vaut mieux bondir de l’une à l’autre que de se traîner sur la route, mais qu’il n’est donné qu’à un petit nombre d’élus de le pouvoir. Je n’ai vu dans son œuvre que la confession de ses rêves et les transports douloureux de son existence imaginaire.

La plupart de ses livres nous donnent moins l’impression d’ouvrages philosophiques que de poèmes où le lyrisme l’emporte et de romans dont l’auteur serait tour à tour un détestable feuilletoniste et un puissant psychologue. Supposez un séminariste qui ne connaîtrait du monde que le reflet qu’en gardent les œuvres les plus romanesques, mais qui, à la lumière morose de la théologie, aurait scruté les recoins de son cœur. A dire vrai, il n’a fait qu’un roman ; et, sous quelque titre qu’il nous le présente, c’est toujours l’histoire de ses fiançailles. Il tira de cette misérable expérience une conception de la vie donjuanesque qu’il appelait la vie esthétique et qui est un effarant mélange de sensualité intellectuelle et de candeur. Il s’orna lui-même de toutes les séductions d’un homme fatal. Sa Cordelia dira de Johannès : « Tantôt il était si spirituel que je me sentais annihilée, tantôt si passionné que j’en tremblais pour lui. Il avait la force et la délicatesse des sensations. Nulle