Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 20.djvu/76

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Mais le rire expire bientôt dans sa gorge. Il a conscience de son isolement au milieu d’une époque infâme qui ravale ses facultés extraordinaires et qui le bafoue. Les années se succéderont. Pas une ne lui apportera l’oubli de cet instant de honte que son imagination éternise. L’écho des rires du Corsaire se répercute à l’infini dans cette existence démantelée que ne protège aucun souci domestique, aucun devoir familial. En 1855, il écrira encore : « Le Corsaire, quelle cruauté révoltante ! Être brûlé par un feu lent, être mis sur la roue, être enduit de miel et exposé aux insectes, qu’est-ce que tout cela à côté de cette torture d’être raillé jusqu’à la mort ? » Le souvenir de son père, celui de ses fiançailles, tout sembla s’abimer dans cette nouvelle catastrophe, tout sauf son orgueil qui en sortit plus agressif et vraiment monstrueux. Car Goldsmith était juif ; et il avait recommencé à Copenhague la comédie lugubre d’outrages et de blasphèmes dont le même esprit de sa race avait, dix-huit cents ans auparavant, donné le spectacle autour du Calvaire. « J’ai toujours devant les yeux qu’on a craché sur Jésus-Christ. » Le malheureux osa comparer les piqûres d’épingle d’un petit journal satirique aux pointes sanglantes de la couronne d’épines.

Je m’en veux d’avoir méconnu la discrétion de Jean-Jacques qui, pour s’égaler à Jésus, avait du moins attendu qu’on le persécutât et qu’on l’obligeât à s’expatrier. Je m’en veux de n’avoir pas apprécié, comme il convenait, la modération de Vigny qui n’écrivit que cent ou deux cents pages sur l’insolence que le comte Molé s’était permise à son égard. Je me reproche d’avoir souri des attitudes impériales de Chateaubriand, et d’avoir ri des rugissemens du père Hugo qui menaçait les comètes de les traîner par les cheveux. Que nos romantiques les plus débridés sont encore raisonnables et de bonne compagnie à côté de ce furieux du Nord ! Je m’empresse toutefois de reconnaître son émouvante sincérité, non point la sincérité de l’homme qui fait de la littérature et dont nous devinons, derrière le faste de ses images, comme un demi-sourire de contentement, mais une gravité de tout l’être, un immense sérieux qui va jusqu’au tragique, une telle intensité d’angoisse qu’il est bon de se rappeler que notre sensibilité ne saurait être en aucun cas la mesure de la sensibilité d’autrui et que, dans le royaume orageux des nerfs et de l’imagination, nous demeurons les uns aux autres parfaitement incommensurables.