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Je n’ai indiqué que par quelques-uns de ses grands mouvemens ce tableau de la vie toujours présente, toujours actuelle, toujours recommençante et finissante et recommençante du Christ humilié. Aucune peinture, pas même celle de Rembrandt, aucune vision de mystique ou de poète ne m’a plus rudement ému que l’image de ce Jésus dont la divinité nous regarde avec de pauvres yeux d’homme, des yeux remplis de la terreur que nous ne le reconnaissions pas, alors que, si nous ne le reconnaissons pas, nous serons à jamais perdus, nous qu’il aime, nous qu’il veut racheter de tout son sang. Il ne peut pas nous empêcher de nous scandaliser. Il ne peut pas faire que notre raison ne crie pas au scandale. Il attend, dans un abaissement qui serre le cœur, que les hommes décident librement s’ils accepteront le salut ou non. Ce Christ-là, ce n’est pas seulement le Christ des déshérités et des âmes solitaires, — quelles âmes ne le sont pas ? — c’est le Christ des âmes qui succombent sous l’accablement de leur solitude, et en qui s’accumulent l’angoisse de l’inexprimé ou de l’inexprimable et l’épouvante de mourir dans l’incognito où elles ont vécu. C’est le Christ des Hamlet qui sentent deux êtres en eux, dont l’un n’est que le signe apparent et déconcertant du mystère où l’autre agonise. « Au lieu de se livrer à des méditations devant sa croix, disait Kirkegaard, qu’on devienne par l’esprit son contemporain, et il se peut qu’on ait à faire ces méditations, cloué sur une croix à ses côtés. »


Kirkegaard n’avait jamais été aussi personnel que dans L’Entraînement au Christianisme. Il avait longtemps porté son Christ. Mais ses petitesses orgueilleuses avaient respecté la grandeur de cette figure, qui n’avait gardé de son séjour dans l’enfer d’un amour-propre humain qu’un accent plus pathétique. Il ne lui restait plus qu’à tirer contre le Christianisme officiel ses conclusions irritées. Cependant, sauf quelques discours d’édification, il se tut durant plus de quatre ans. Il se répétait comme Hamlet : « Pourquoi en suis-je encore à dire : Cette chose est à faire, puisque j’ai la raison, la volonté, la force et le moyen de l’accomplir ? » Mais les Hamlet agissent beaucoup moins par décision que par fatigue de l’indécision : et c’est alors le massacre.