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salué et reçu comme un être extraordinaire. Hier soir, au club, le pasteur Grönvald a dit, avec sa remarquable expérience du monde : « Je suis persuadé que tout ça finira mal. C’est un homme qui ne sait pas prêcher. » Il y a aussi cette espèce de railleur à gages, qu’on méprise pour sa méchanceté, mais qu’on admire pour son esprit, qui se propose de le caricaturer de la belle manière ! Et le père de famille admoneste ses fils pour qu’ils ne s’égarent point sur les pas de cet homme. « Les gueux qui le suivent n’ont pas grand’chose à perdre. Pauvres diables ! Il les déménage de l’édredon sur la paillasse... Mais les gens sur qui je règle ma montre ne bougent pas. Regardez l’Etatsraad Jeppsen, le Conferentsraad Marcus et le riche agent de change Christophersen : ils restent tranquillement chez eux, ceux-là. Ce sont des gens qui savent ce qu’ils font. »

Et il arriva ce qu’avait prédit le pasteur Grönvald. Il finit mal. Le peuple, lassé de l’entendre, l’abandonna. Les autorités le poursuivirent comme séducteur, imposteur et blasphémateur. Quelques personnes respectables eurent peut-être vaguement pitié de lui. Mais il démentait toutes les idées que l’homme se fait d’un Sauveur. Humainement parlant, il nous irrite au point que nous aurions presque envie de le tuer, lui qui appelait les malades et les malheureux et ne savait que leur promettre le pardon de leurs péchés ! Il n’apportait même aucun doux propos consolateur : il apportait l’absolu, c’est-à-dire que le péché est la perdition des âmes et que la seule porte de salut est la porte étroite et basse de la souffrance volontaire. Il avait été et il demeure le plus grand objet de scandale qu’ait connu la raison humaine. Hélas ! en acceptant d’être homme, il avait choisi le plus profond incognito qu’on pût concevoir, puisqu’il n’y a pas de contradiction plus forte que le fait d’être homme et Dieu. Lié une fois pour toutes par sa naissance et tombé, pour ainsi dire, au pouvoir de cet incognito, qui lui rendait impossible une reconnaissance immédiate, tout le secret de sa passion est dans son impuissance à se communiquer directement aux hommes, dont la rédemption dépend uniquement de cette reconnaissance. « Bienheureux celui qui ne se scandalisera pas de moi ! » O mystère de la passion ; forcé d’être le signe du scandale pour devenir l’objet de la foi ! « Crains et tremble, car la possibilité du scandale est le fragile vase de terre où tu portes ta foi ! »