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Cet homme extraordinaire avait prévu l’heure de sa mort. Il avait remis à son beau-frère, M. Lund, caissier d’une banque, toute sa fortune, mais avec défense que cet argent rapportât des intérêts. La dernière fois qu’il vint y puiser, M. Lund, qui s’était conformé à son désir, l’avertit, d’un air navré, qu’il lui remettait le reste de son dépôt. Kirkegaard le prit en souriant et ne répondit rien. Ses pamphlets avaient paru. Quelques semaines après, on l’emportait à l’hôpital de Frederik, où il mourait bientôt d’une inflammation de l’épine dorsale, le 11 novembre 1855, à neuf heures du soir, âgé de quarante-deux ans. Il priait, dans ses derniers jours, qu’on le délivrât des remèdes adoucissans, et le médecin nota chez lui une pudeur virginale portée jusqu’à la souffrance.

Quand Hamlet meurt, son grand désespoir est que personne ne connaîtra sa vie. « A vous qui assistez pâles et tremblans à cette catastrophe, qui n’êtes que les spectateurs muets de ce drame, si j’avais le temps, je dirais... » Et Kirkegaard, citant ces vers de Shakspeare, avait ajouté : « C’est certain. Ceux qui n’ont eu qu’une seule idée, et qui, par un tour de force désespéré, l’ont dissimulée sous la forme de la tromperie, éprouvent au moment de mourir cette contradiction que maintenant ils oseraient parler et que la mort fond sur eux. Et il y a quelque chose de vraiment tragique quand on songe qu’un homme qui a porté, durant sa vie, cent kilos de méconnaissance, mènera, après sa mort, la même vie, parce que, très probablement, un maladroit, qui par hasard a cru comprendre qu’il était quelqu’un, veut faire son image, et que cette image ne ressemble pas plus que ce maladroit lui-même, ce gâcheur, au défunt. » Il m’en coûterait de penser que je fus ce gâcheur et que j’ai ajouté au poids de méconnaissance dont la mort n’a point délivré Kirkegaard l’excédent de mon incompréhension.


Je me rappellerai toujours l’impression que j’eus lorsque je vins pour la première fois à Elseneur, au début du printemps. Bien que ce ne soit plus l’Elseneur d’autrefois, un pauvre bourg aux pignons pressés devant les flots et les bateaux à voiles, j’y retrouvais l’intimité des petites villes provinciales, leurs maisons basses, les bancs de bois qui font le tour des réverbères, les rues silencieuses où l’herbe croît, et ces mille petites fenêtres