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qui donnent une physionomie si éveillée et si attentive aux cités du Nord. Ce jour-là, les maisons étaient pavoisées : il y avait je ne sais quelle réception au château. Des voitures y amenaient beaucoup de messieurs en habit ou en uniforme et de dames en grande toilette. Mais les visages me parurent des visages d’autrefois, et les yeux bleus qui les éclairaient ressemblaient à des yeux de vieux portraits. Il me semblait entendre, dans l’air frais et léger de cette fin d’avril, résonner à mes oreilles la bienvenue shakspearienne.

Et comment ne l’entendrait-on pas ? Le château de Kronborg, avec ses tours de grès à quatre étages, ses clochetons et ses balcons sculptés, vit toujours. Il commande toujours l’étroit chenal où le Sund « si jeune dans sa fraîche violence et pourtant si ancien raconte l’histoire du pays avec des couleurs aussi claires qu’un drapeau de guerre. » Le soleil tombe en nappe de lumière sur sa belle cour intérieure immaculée. On vous montre les casemates où, selon la légende recueillie par Andersen, Hogier le Danois emprisonné romprait ses liens au premier bruit de danger que courrait la patrie. On vous ouvre la chambre octogonale où la reine Caroline-Mathilde expia son amour pour Struensée. Mais tous les pays ont dans leur sous-sol des forces mystérieuses qui doivent se déchaîner un jour. Tous les pays ont aussi des prisons qui furent mouillées de larmes par de belles amoureuses. La terrasse de Kronborg, elle, est unique. Deux pauvres arbrisseaux y poussent que les vents contrarient. Près du drapeau danois qui claque à la brise, une lunette d’approche est braquée sur les hautes cheminées suédoises de Helsingborg. En bas, les canons pointés vers la mer ont les mêmes tons vert-de-gris que le toit de cuivre du château. Devant sa mince guérite un petit soldat imberbe, au pli du pantalon impeccable, monte la garde comme s’il sortait d’un conte d’Andersen.

C’est là que s’est joué, pour l’imagination des hommes, le plus sinistre drame de l’individualisme effréné du Nord. C’est là que s’est formulé pour la première fois l’esprit moderne de recherche et d’irrésolution, de sombre mélancolie et de méditation destructive. Et Hamlet vit toujours, lui aussi, et plus fortement que son château. Triste Prince qui n’a jamais pu constituer un empire scandinave, qui, en Suède, au Danemark, en Norvège, en Finlande, a toujours cherché la vérité particulière, et suivi