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Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 20.djvu/914

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sorti de la révolution de Juillet, de toutes les épreuves, voici la plus menaçante et la plus périlleuse. Jamais le désordre moral qui est la plaie de la société en France, jamais la perturbation des idées de droit et de justice n’ont éclaté en symptômes plus visibles.


26 juin. — On est très peu satisfait, à la Cour, du voyage du comte de Syracuse [1] en France ; on trouve qu’il aurait mieux fait de ne pas y venir s’il n’était pas décidé d’avance à épouser une des princesses. Une dame de ma connaissance, confidente du Duc d’Orléans, m’a répété mot pour mot tout ce que ce prince lui a confié à ce sujet.

« Voyant, lui a-t-il dit, que le prince, mon cousin de Naples, ne me parlait jamais de mes sœurs et n’en paraissait pas le moins du monde occupé, j’ai conseillé, dans le doute sur sa décision, de le faire voir à ma sœur Marie le moins possible, afin qu’elle ne se prenne pas de belle passion pour lui ; jugez quel malheur ce serait ! »

Quiconque connaît ce gros garçon, ses joues toutes bouffies, ses yeux sans expression, sa tournure de grosse femme qui étouffe dans son corset, ses manières vulgaires et embarrassées, sa démarche dandinante et sa bouche niaisement souriante, trouverait la phrase du Duc d’Orléans parfaitement ridicule.


1er juillet. — Une de mes correspondantes de Baden-Baden me tient au courant de tout ce qui s’y passe. En fait de femmes marquantes, il y a la princesse de Lieven ; elle y est allée pour se distraire des horribles malheurs qu’elle a éprouvés : la perte de deux de ses fils qu’elle aimait tendrement. Elle a d’ailleurs une manière étrange de porter son chagrin. Elle veut avant tout qu’on ne lui en parle pas, mais qu’on lui parle d’autre chose, et de tout et surtout beaucoup, elle veut voir du monde, elle craint la solitude plus que le feu, elle désire qu’on l’amuse, qu’on vienne la voir et qu’on lui raconte tout ce que l’on sait et même tout ce que l’on ne sait pas.

A son arrivée à Bade, elle a eu soin de se loger dans la même maison que Mme de Nesselrode, afin de ne pas être seule et de profiter de la présence des Russes qui suivent partout la

  1. Léopold de Bourbon, frère de Ferdinand II, roi de Naples ; il avait alors vingt-deux ans.