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Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 20.djvu/948

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moindre place possible à des influences exotiques. D’où vient donc l’atmosphère d’étrangeté qui enveloppe pour nous ces deux figures ? D’où vient que nous ayons peine à les prendre pour ce qu’elles sont, — pour la figure d’un honnête capitaine de commerce anglais et pour celle d’une jeune Anglaise élevée, il est vrai, dans des milieux assez disparates, mais qui n’en représentent pas moins les divers échelons de la classe bourgeoise de son pays ?

Notre réponse à cette question ne saurait être douteuse. Le mélange secret de surprise et d’embarras que nous causent ainsi, à la fois, les sentimens et les actes des deux héros du dernier roman de M. Conrad vient surtout de ce que ni ces sentimens, ni ces actes ne nous paraissent s’accorder avec la situation des deux personnages. Jamais notre connaissance plus ou moins directe des mœurs et du caractère anglais ne nous a permis d’entrevoir d’autres figures du genre de celles-là, cachant sous la réserve obstinée de leur attitude un tel amas de complications psychologiques. Vainement nous lâcherions à retrouver rien de pareil non seulement chez Dickens, mais jusque chez ces romanciers de l’école de Stevenson que l’on pourrait appeler des créateurs attitrés d’ « excentricité. » Mais aussi bien le capitaine Anthony et la fille du financier de Barrai ne nous font-ils nullement l’impression d’être des « excentriques. » Nous devinons que l’auteur a voulu nous représenter en eux deux âmes parfaitement « normales, » conformes à sa notion habituelle de la classe sociale qui les a produites ; et d’autant plus nous nous étonnons de ne pouvoir pas, à notre tour, les tenir pour des produits de cette classe sociale, ni non plus de leur race à aucun de ses degrés. La singularité qui, tout au long du livre, nous déconcerte chez eux résulte bien moins de leur propre nature que du contraste de celle-ci avec les conditions où ils se trouvent placés : et c’est le plus volontiers du monde que nous admettrions, par exemple, tous les détails du rôle que leur a prêté M. Conrad si, au lieu de les rencontrer dans un faubourg de Londres ou à bord d’un petit vaisseau marchand anglais, nous assistions à leur aventure dans le cadre de la pittoresque société de nobles, de bourgeois, et d’étudians russes qui nous était décrite dans l’un des précédens récits de M. Conrad.


Oui, j’ai l’idée que cet observateur ingénieux et pénétrant, ce romancier qui, par un véritable prodige, est parvenu à échanger sa pensée et sa langue natales contre la plus complète maîtrise littéraire de la pensée et de la langue anglaises, n’a point réussi jusqu’aujourd’hui,