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Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 20.djvu/949

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— et sans doute ne réussira jamais, — à connaître profondément l’âme de sa nouvelle patrie. Personne ne l’égale pour évoquer devant nous avec une vérité, — ou tout au moins avec une vraisemblance, — inoubliable de vivantes figures de. Malais ou de nègres, d’échantillons d’une humanité foncièrement différente de la nôtre : mais lorsque ensuite il veut créer des figures anglaises, fatalement il leur prête le tour d’esprit et les sentimens de la race dont lui-même, à jamais, il a gardé l’empreinte. Les deux héros de sa Chance, et les divers personnages anglais de ses recueils de contes, et le vieux professeur qui, dans l’admirable roman de mœurs russes dont je parlais tout à l’heure, est précisément chargé de nous transmettre l’image du caractère slave telle que l’ont contemplée ses « yeux d’Occidental, » ce sont toujours, en fait, des compatriotes de M. Conrad, déguisés sous des noms, des costumes, et des visages anglais.


Déguisement qui, d’ailleurs, ne les empêche pas de nous offrir un précieux trésor de vérité « humaine ; » et nulle part même, peut-être, M. Conrad n’a encore aussi abondamment déployé son talent de psychologue que dans son analyse des deux âmes frémissantes de Roderick Anthony et de Flora de Barral. Combien il m’aurait plu de pouvoir citer ici, notamment, quelques pages des chapitres qui nous décrivent le conflit douloureux et tragique du jeune couple à bord du Ferndale, avec tout ce que l’ancien officier de marine a su y ajouter de couleur « professionnelle ! » Pas un recoin du bateau qui ne nous devienne familier et cher, de la même façon qu’il l’est devenu au jeune marin dans la bouche duquel M. Conrad a fort ingénieusement placé cette partie de sa narration ; et sans cesse de charmans petits tableaux de l’existence du bord, ou bien de ces rapides aperçus de ciel et de mer qui nous laissent au cœur une impression adorablement lumineuse et chantante.

Encore M. Conrad ne se borne-t-il pas à imprégner de couleur et de vie chacun des morceaux de son dernier livre : c’est comme s’il n’avait pu s’empêcher d’y mettre aussi, dorénavant, son propre cœur tout entier. Mon lecteur se souvient-il encore de la grande querelle littéraire qu’a jadis provoquée chez nous la publication des belles études de M. de Vogüé sur le Roman russe ? Pendant plusieurs années, tous nos écrivains se sont trouvés partagés en deux camps ennemis : les uns affirmant qu’à l’exemple de Tolstoï et de Dostoïevsky le romancier était tenu de s’émouvoir profondément lui-même en présence de ses personnages, tandis que le camp adverse continuait à soutenir (assez