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de l’industrie concentrée, et les conditions de la vie dans les grandes villes, tout ce que j’ai nommé « les circonstances du travail, » dans le travail et autour du travail, accusaient la séparation, sinon l’opposition des classes. M. Levasseur le remarque aussi : « Ce qui était regrettable, c’était la séparation que la grande industrie avait opérée à Paris entre le salariat et le salarié ; c’était la reconstruction de la ville qui, en obligeant l’ouvrier à se loger dans les arrondissemens excentriques, avait rompu le lien de voisinage qui le rattachait auparavant au bourgeois. » De la rupture de ce lien, et des autres liens, l’ouvrier qui réfléchissait n’était pas le dernier à souffrir. Dans l’enquête parlementaire de 1872, sur la condition du travail, un ouvrier disait : « Autrefois nous étions une vingtaine chez le père T…, fondeur : on se connaissait tous ; le soir, on soupait à la chandelle chez le patron. Aujourd’hui, nous sommes quatre cents ; on embauche au hasard… Vous nous avez relégués aux extrémités de Paris. Autrefois il y avait des rapports de politesse et au besoin de secours ou d’assistance entre l’ouvrier du quatrième étage et le bourgeois du premier. Il y avait le bon exemple donné par la mère de famille du premier à celle du quatrième… »

Même changement, même déchirement à Lyon. « L’ouvrier d’aujourd’hui, écrivait Louis Reybaud en 1859, n’est plus l’ouvrier d’autrefois… J’ai habité Lyon il y a trente ans, et mes souvenirs me fournissaient des élémens de comparaison. Ce ne sont plus les mêmes hommes, ce sont d’autres mœurs, une nuire tenue, presque une autre race. Matériellement, la condition a changé ; moralement, elle a changé plus profondément encore. Dans les logemens, dans les vêtemens, dans toute l’existence apparente, se montre, à défaut des moyens, le désir de se rapprocher des classes qui jouissent de plus d’aisance… L’ouvrier ne se risque plus à être et à paraître ouvrier : il aspire à mieux vaguement… Quand les déceptions arrivent, il s’en prend au patron, au gouvernement. »

Et c’est un changement durable. La coupure ne fait que s’élargir. L’enquête de 1872 l’observe pour Lyon : « Les rapports entre ouvriers et patrons sont empreints d’une grande défiance ; l’antagonisme tend de plus en plus à s’accentuer non seulement vis-à-vis du fabricant, mais encore et surtout du chef d’atelier, ouvrier lui-même. »