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Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 21.djvu/130

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blanche sous laquelle j’ai aperçu une espèce de corsage en velours rouge. Sur la tête, elle avait un immense turban qui m’a rappelé celui de la Sybille de Michel-Ange. M. Mignet était debout derrière le canapé, s’appuyant nonchalamment sur le dossier en bois de chêne sculpté ; M. Liszt, le pianiste, en blouse de velours noir, avec de longs cheveux lisses tombant sur les épaules, sans cravate et un béret à la main, était assis sur un tabouret devant la princesse. Son costume, et comme je le croyais en Suisse, a fait que je ne l’ai pas reconnu d’abord ; il s’est fait reconnaître, il m’a dit n’être venu à Paris que pour peu de jours et qu’il comptait retourner en Suisse.

J’étais tellement étonné, abasourdi de toutes les extravagances qui m’entouraient, que j’eus de la peine à entamer une conversation. La princesse, aimant à s’entourer, d’un côté, de tous les jeunes gens les plus extravagans, et de l’autre, des savans les plus distingués, présente un mélange bizarre d’absurdités et d’instruction rapsodique qui inspire, tour à tour, de l’admiration et de la pitié : mais on finit par la plaindre.


14 juin. — Mme de Liéven, à ce qu’il paraît, aurait bien voulu abréger sa visite à Valençay : elle s’y ennuyait à mourir. Comme elle ne sait parler d’autre chose que de politique, et que ce sujet se trouvait épuisé, faute de nouvelles, elle ne savait plus que devenir. La duchesse de Dino se battait les flancs pour animer la conversation, mais elle avait déjà dit, la veille, tout ce qu’il y avait à dire sur les nouvelles arrivées d’Angleterre, d’Espagne et de Paris. Pour comble de malheur, ni le duc de Laval, ni le duc de Noailles, ni Maurice Esterhazy, ni moi, qui étions tous priés, n’arrivions. La poste n’apportait que peu de lettres et, par conséquent, pas davantage de nouvelles. La princesse de Liéven, faute de lettres plus fraîches, apportait au salon celles que lady Jersey lui adressait, et qu’elle relisait dans l’espoir d’y trouver quelque nouveau passage qui aurait pu lui échapper à une première, ou même à une seconde lecture, car déjà elle les avait relues. Malheureusement, elle n’y trouvait absolument rien qu’elle n’eût déjà commenté et discuté à fond.

Un soir, dans son désespoir, elle se leva et dit qu’elle était obligée d’aller dans sa chambre, pour écrire à la comtesse Apponyi. Le lendemain, elle déclara, pour la troisième fois, depuis qu’elle était à Valençay, qu’elle serait reconnaissante, si