Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 21.djvu/129

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Y a-t-il lieu de s’étonner que la princesse Belgiojoso, étant entourée comme elle l’est de jeunes gens si mal façonnés, prenne de leurs manières et prétende se donner des airs de femme supérieure, en ne se soumettant pas aux règles de la bienséance et de la politesse, tandis qu’elle serait fort étonnée, j’en suis sûr, si l’on s’avisait d’user de cette liberté vis-à-vis d’elle. Le jour où elle a diné chez nous avec sa mère, sa sœur et le duc de Canizaro, dîner entièrement composé pour elle, il y avait encore le chargé d’affaires suisse, M. Hannage de l’ambassade d’Angleterre et le comte d’Harcourt, les seules personnes de notre connaissance qui ne soient pas étrangères à la princesse. L’invitation était pour six heures. Tout le monde était réuni à temps, excepté cependant la société milanaise, qui n’arrivait pas ; on attend une demi-heure, trois quarts d’heure, une heure, ils n’arrivent toujours pas. Enfin, à sept heures un quart, on fait servir, car personne ne doute plus que la princesse Belgiojoso a oublié l’invitation.

Nous étions au second service, voilà qu’elle entre avec toute sa suite. Vous croyez qu’elle s’est confondue en excuses ? pas le moins du monde ! Elle nous a dit tout simplement qu’elle avait perdu le billet d’invitation, qu’elle avait cru qu’on dînait à sept heures, qu’il y avait une demi-heure de grâce, de sorte que, calcul fait, elle croyait arriver juste à temps et qu’elle avait oublié d’envoyer à l’ambassade pour s’informer à ce sujet.

La princesse Belgiojoso, outre la prétention d’être une seconde Sapho ou Corinne, se plaît à prendre la physionomie d’un spectre : elle est blême et blafarde, elle a des coiffures et des turbans d’une forme insolite, des robes excessivement décolletées et si singulièrement vaporeuses, des draperies si bizarres, qu’on croit découvrir sans cesse un poignard caché sous leurs plis. Ses yeux noirs, qui lui sortent de la tête, qu’elle tourne de tous les côtés d’une manière sinistre, ses traits, immobiles du reste, cette bouche, dont les lèvres minces et pâles ne semblent faites que pour laisser échapper un soupir de douleur, tout son maintien, sa démarche et chaque mouvement qu’elle fait sont en harmonie avec le rôle qu’elle joue : triste et bizarre état d’une femme dont l’esprit a tourné à faux.

Dernièrement, je suis allé la voir chez elle. Je l’ai trouvée assise sur un canapé de genre Renaissance, dans un cabinet de même style. C’était le matin ; elle portait une robe de chambre