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il y avait peu de monde. La plupart des personnes appartenaient au corps diplomatique. Il y avait aussi le jeune Sainte-Aulaire, qui arrive de Vienne ; il a laissé les princes à deux postes de cette ville, en bonne santé, poursuivant leur route vers l’Italie. Sainte-Aulaire est peu communicatif, il avait l’air, tour à tour, étonné et ignorant. Comme il n’est pas bête, j’ai vu qu’il voulait le paraître pour éviter mes questions ; je l’ai donc laissé là, passablement embarrassé de ses pantalons blancs, tandis que tout le monde était en noir, et je n’ai plus recherché sa société.

Après dîner, j’ai fait une promenade dans le parc, pour le montrer à Charles de Werther, qui ne l’avait pas encore vu. De retour au château, nous avons trouvé la terrasse et les salons remplis de monde. J’ai vu arriver le duc de Mortemart ; il a dit au Roi et à la Reine :

— Ce que je trouve de consolant, dans les circonstances qui ont accompagné l’attentat contre vous, Sire, et ce qui m’a frappé dès le premier moment, c’est qu’il est bien prouvé maintenant qu’on ne peut attenter contre la vie du Roi, sans perdre la sienne et, croyez-moi, Sire, il y a bien peu de personnes, il n’y en a pas, dirai-je, qui voudraient échanger leur vie contre celle de Votre Majesté.

— J’accepte votre augure, lui dit le Roi.

— J’ai mis toute ma confiance dans la Providence divine, dit la Reine.

J’ai vu arriver encore le duc de Brissac, les princes de Beauvau, puis Girodde l’Ain, tout souffrant, avec un air cadavéreux. Il serait trop long d’énumérer la longue suite des grands et petits personnages qui se suivirent, pour mettre quelques larmes plus ou moins de circonstance au pied du trône. Mme de Boigne prit le parti sage de ne rien dire, car elle avait déjà tout dit, l’année dernière : elle a donc poussé un gros soupir, en levant au ciel des yeux baignés de larmes.

On ne saurait assez recommander, dans de semblables circonstances, une sage et prudente économie de paroles et de sentimens. J’ai vu beaucoup de personnes négliger, l’année dernière, cette sage maxime et s’en trouver fort mal cette année-ci, car on aurait voulu dire quelque chose de plus fort, de plus touchant encore, mais on était épuisé de la première fois.